Les voix

 



En juillet 1995, un mois avant que je n'achève Les Grandes expériences scientifiques, je reçus un coup de téléphone d'une jeune femme, Nathanielle Esther. Je l'avais rencontrée quelques mois auparavant dans une grande soirée donnée par Catherine Winter, une productrice de cinéma assez renommée que connaissait très bien mon frère. Elle donnait de grandes soirées dans son immense appartement du 11e arrondissement, tous les premiers jeudis de chaque mois, et il y avait peut-être 150 personnes à chaque fois.


J'étais assis à côté de Nathanielle à table et elle me plut tout de suite. Je la trouvai très séduisante. Je me mis à lui parler toute la soirée d'Oppenheimer et nous échangeâmes nos numéros de téléphone. Lorsqu'elle m'appela, elle me dit qu'elle ne se souvenait pas de moi au départ, que chaque fois qu'elle ouvrait son calepin, elle voyait mon nom et mon numéro de téléphone, et se demandait qui était ce Michel Rival. Puis, elle tomba sur ma biographie d'Oppenheimer dans une librairie (le livre était sorti en juin) et, là, elle se rappela notre conversation. Elle avait lu le livre et voulait me revoir.


Nous nous donnâmes rendez-vous dans un café du 18e arrondissement, dans le quartier où elle habitait. C'était une fille extrêmement jolie et séduisante, très intelligente, fine et sensible, un peu plus jeune que moi (elle devait avoir 32 ans). Nous nous vîmes presque constamment entre juillet et octobre. Dire que tombai amoureux fou de Nathanielle serait un peu exagéré mais, très sincèrement, elle me plaisait énormément comme femme. Nous passions notre temps à discuter de littérature étrangère, jamais de science, ni même d'Oppenheimer. Elle m'invitait à diner chez elle ou nous allions au restaurant ensemble. Je me souviens en particulier d'un délicieux petit restaurant africain dans le 18e, où elle m'emmena. Elle me fit rencontrer ses amis. Elle en avait une foule, tous très gentils.


Nathanielle venait de Belgique. Elle était juive et c'était une ancienne actrice -elle avait joué Shakespeare et Ibsen. Elle s'était ensuite lancée dans le casting et elle gagnait très bien sa vie en faisant ce métier, mais elle travaillait dur. Ce qui était curieux, c'est que chaque fois que j'étais avec Nathanielle, il se passait quelque chose d'intéressant. Je me souviens d'une seule anecdote. Nous étions dans un restaurant de Montmartre et je lui dis que j'avais été coopérant au Népal. L'homme gui était assis à la table d'à côté, se tourna brusquement vers moi et me dit : «Tu as été coopérant au Népal?» Je lui dis : «Oui, pourquoi?». Il me dit qu'il allait toujours au Népal, c'était l'auteur des Chasseurs de miel, un ouvrage de photographies absolument époustouflantes sur une tribu de l'ouest du Népal qui vit de la récolte du miel. C'est un livre très célèbre. Nous connaissions les mêmes personnes au Népal et je lui dis de dire bonjour de ma part à Bernadette Vasseux, la secrétaire de l'ambassadeur. Je voulais me déclarer à Nathanielle et je l'invitai à dîner dans un restaurant japonais à côté de chez moi; mais, ce jour­ là, Nathanielle m'annonça qu'elle venait de rencontrer l'homme de sa vie. C'était un très bel homme qui faisait des documentaires. Elle l'épousa par la suite et eut un enfant de lui. J'étais très abattu par cette histoire. J'allais voir le docteur Jeanneau et lui expliquait que j'avais eu un chagrin d'amour et que j'avais besoin de repos. Il m'envoya à la clinique Wurtz, rue Wurtz, dans le 13e arrondissement. Là, j'y restai une semaine. Je partageai ma chambre avec un acteur âgé qui me dit qu'il avait perdu la mémoire. Je voulais lui dire que j'étais un écrivain qui avait perdu l'inspiration. Je rentrai ensuite chez moi.


Malgré cet épisode malheureux avec Nathanielle, j'étais très calme à l'époque. Je m'étais remis à fumer, mais je fumais beaucoup moins qu'aujourd'hui. Je venais de travailler très dur pendant neuf ans et maintenant j'éprouvais le besoin de souffler un peu. De toute façon, je devais attendre la parution des Grandes expériences scientifiques et des Apprentis sorciers, au printemps 1996, et je n'avais rien de particulier à faire entre-temps. Je passais mon temps chez moi à écouter de la musique classique, à lire et à réfléchir sur ce que j'allais faire.


Un jour de février 1996, alors que j'écoutai la Symphonie n°4 de Félix Mendelssohn et que je réfléchissais très profondément au problème de la prolifération nucléaire, j'eus tout d'un coup une inspiration. Je me mis à parler à haute voix dans mon appartement -alors que je ne parle jamais à haute voix quand je suis seul chez moi- et je dis : «Bon. Voilà ce que je veux. Je veux l'arrêt de tous les essais nucléaires; l'abolition de la bombe H; et je veux que toutes les armes nucléaires soient remises aux Nations­ Unies».


A ce moment, j'entendis, venant de très loin, un grondement de tonnerre lourd, soutenu et une voix extraordinairement puissante -la voix de Dieu- entra dans mon cerveau par ma tempe droite et me dit: « C'est ta musique! C'est ta musique!» (la musique de Mendelssohn). Dieu en personne approuvait violemment mon plan! J'étais complètement abasourdi. Tout ce que je trouvai à dire, c'est : «Et l'argent?» (j’allais bientôt avoir des problèmes d'argent). La voix me dit: «Tu en auras». En même temps, une autre voix pénétrait dans ma tempe gauche.


C'était une voix de femme, cette fois, qui me disait qu'elle m'aimait. Je lui demandai pourquoi et elle me dit: «Parce que tu es Michel Rival! Parce que tu es Michel Rival!». La voix de Dieu disparut immédiatement et me laissa avec cette voix de femme. Je restai seul à lui parler pendant une semaine. J'ai totalement oublié l'échange que j'eus avec cette voix, mais cette semaine fut véritablement paradisiaque. La voix me

parlait doucement et tendrement, m'écoutait avec attention quand je parlai de choses graves. En la quittant, je dis encore: «Et l'argent?». La voix me fit alors doucement plisser des yeux, me faisant comprendre que je n'avais pas à m'inquiéter. Là, je commis une erreur absolument monumentale. Je ne parlai pas de cet épisode au docteur Jeanneau. Si je lui en avais parlé, peut-être aurait-il trouvé un autre traitement qui m'aurait évité les terribles rechutes que je fis par la suite. Mais j'étais tellement exalté par cet événement qui s'était parfaitement bien terminé, contrairement à ce qui s'était passé en 1983-84, que je pensai que je pouvais garder cela pour moi. Ce fut une grave erreur, comme je le compris très vite.


Juste avant la parution des Apprentis sorciers, le Figaro me demanda un article sur mon livre. J'expliquai la situation de prolifération nucléaire dans laquelle se trouvait le monde, en m'appuyant sur les données contenues dans Critical Mass, le livre sur la prolifération dont j'ai parlé dans l'introduction de ce livre. Et je terminai en répétant exactement ce que j'avais dit à haute voix dans mon appartement : qu'il fallait arrêter les essais nucléaires, abolir la bombe H et remettre toutes les armes nucléaires aux Nations-Unies.


En avril 1996, le 2 avril 1996, Les Apprentis sorciers sortit en librairie. Le jour de sa parution, j'allais chez mon frère - qui avait quitté Nicole Rulié depuis quelques années déjà et s'était marié avec une Russe, Alyona Antonova, dont il eut un enfant- et je lui offrais un exemplaire du livre. Ma mère était présente. Elle voulait m'accompagner chez moi, mais je refusai. Je lui dis que j'allais m'isoler quelques jours, que je ne voulais pas qu'elle m'appelle, qu'elle fasse comme si j'étais allé en vacances. Je savais qu'il allait se passer quelque chose. Il faut que je précise tout de même, à ce stade, que j'avais cessé de prendre mes médicaments depuis deux semaines. Je les prenais depuis douze ans et je me croyais à présent guéri.


A peine étais-je rentré chez moi que j'entendis une voix sortir du mur et me dire : «Je sais que vous faites un complexe d'infériorité, mais vous êtes le sauveur de l'humanité».


Naturellement, j'étais totalement interloqué par un tel phénomène. Mais je voudrai m'attarder un instant sur cette phrase parce que j'ai dit au début de ce livre qu'il y avait peut-être un lien entre ma maladie et mon problème avec les mathématiques. Le complexe d'infériorité, c’était évidemment les mathématiques. Depuis que je m'étais mis à travailler dans la science, et particulièrement dès que je m'étais intéressé à la physique, c'est-à-dire dès Oppenheimer, je faisais un grave complexe d'infériorité parce que la physique est un domaine hautement mathématique. Tout ce que je pouvais faire c'était comprendre conceptuellement la physique -ça, j'y arrivais très bien-, mais dès que je me heurtai à une équation, j'étais totalement perdu; c'étaient de véritables hiéroglyphes pour moi. Je ne sais pas quel lien exact il existe entre ma maladie et les mathématiques, mais je pense que le docteur Glück, en lisant ce livre, pourra peut-être le comprendre.


Quoi qu'il en soit, j'étais abasourdi. J'allais m'allonger sur mon lit et, là, une voix très amicale et très douce me parla par clignement d'yeux (c'était la première fois que les voix me parlaient de cette manière). C'était un homme et il me dit qu'il était le plus grand dialecticien de l'Antiquité (il ne me donna pas son nom). En y repensant des années plus tard, je me dis que cette voix devait être celle ce Socrate, car il fut le fondateur de la dialectique. Notre échange dura une semaine et il me parla constamment nuit et jour. Je ne bougeai pas de mon lit pendant tout ce temps-là, ne mangeait rien, ne buvait rien. Quand je racontai cet épisode à Frédéric de Rivoyre, il me dit : «C'est exactement comme l'expérience de certains yogis indiens!» Effectivement, c'était à peu près ça. L'homme me questionna très longuement sur mon plan, il voulait savoir comment j'étais parvenu à cette idée. Il me dit que c'était effectivement la bonne solution, qu'elle était difficile à mettre en œuvre, mais que c'était la seule solution. Le reste de ce qu'il me dit n'a pas d'importance, parce qu'au bout d'une semaine je plongeai dans un sommeil incroyablement profond et paisible.


En me réveillant, j'étais en pleine forme. Je croyais que c'en était fini des voix mais elles revinrent et, cette fois, elles étaient menaçantes. Elles me dirent que mon article pour le Figaro était une abomination, que j'allais détruire le monde avec ce plan et que, si je sortais de mon appartement, un grand noir m'attendait dans la rue avec un couteau pour m'assassiner. J'étais complètement affolé, j'appelais ma mère et lui dit qu'il fallait absolument qu'elle téléphone au Figaro, qu'ils ne publient pas mon article, que j'arrivai immédiatement chez elle. Je ne pouvais absolument pas rester chez moi. Il fallait que je sorte, quitte à braver la mort.


Dans la rue, aucun grand noir ne m'attendait avec un couteau. Je pris précipitamment le métro et j'arrivais chez ma mère.


Elle m'attendait avec Rubye Monet, en bas de chez elle. Elle vit dans quel état j'étais et elle me fit tout de suite allonger sur son canapé. Là je me retrouvais -littéralement- en enfer. J'étais enchaîné à des voix abominables qui me posaient des questions toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Je devais répondre dans la seconde sinon j'étais voué aux pires tortures physiques. Je ne cessai de dire, devant ma mère et Rubye médusées : «Comment peut-on traiter un homme avec une telle infâmie? comment peut-on traiter un homme avec une telle infâmie?». Ma mère, qui n'est pas pratiquante, alla à ce moment-là brûler un cierge pour moi dans la petite église en bas de la rue Mouffetard.


En remontant, ma mère, voyant que je souffrais horriblement, prit ma tête entre ses bras. Je pensai alors, immédiatement:

«La Vierge Marie et le Christ souffrant». Je lui dis qu'elle appelle immédiatement le docteur Jeanneau et qu'il vienne avec un notaire parce que j'allais mourir, les voix me l'avaient dit, et j'allais ensuite rester 20.000 ans enchaîné à elles. Ma mère haussa les épaules. Elle ne croyait évidemment pas une histoire pareille. Je lui dis que je lui léguai tous mes droits d'auteur et que je léguai ma bibliothèque et mes meubles à mon frère. Elle appela le docteur Jeanneau qui lui dit de ne pas s'affoler, qu'on avait vu des cas plus graves que le mien, de simplement appeler S.O.S. Psychiatre. Je ne cessais de répéter: «Quel cas peut être plus grave que le mien? Quel cas peut être plus grave que le mien?» Plus tard, quand j'en parlai au docteur Glück, en octobre 1999, elle me dit qu'effectivement si j'avais encore la lucidité de faire appeler le docteur Jeanneau, c'est que mon cas n'était peut-être pas aussi grave que je le pensais.


Je ne sais pas combien de temps dura cet enfer -un quart d'heure? une_demi-heure?_Tout ce dont je me souviens c'est que, juste à la fin, j’entendis une voix crier: «Garches!». Puis, le médecin de S.O.S. Psychiatre arriva, les voix arrêtèrent de me martyriser, je dis au médecin ce qui s'était passé; que je n'étais pas un fou; que j'avais écrit quatre livres très sérieux. Il les regarda un instant, puis dit: «Bon, ce n'est pas le problème. Voyons, soit nous vous envoyons dans une clinique privée dans le 13e arrondissement, soit nous vous envoyons à Garches». Quand il prononça le mot «Garches», j'étais terrifié, je compris que ce qui m'était arrivé était bien réel, ce n'était pas une hallucination. Je lui dis que je ne voulais absolument pas aller à Garches, mais dans le 13e arrondissement.


On m'envoya donc dans cette clinique du 13e arrondissement. C'était une luxueuse clinique privée et j'y mangeai très bien (je n'avais rien mangé depuis une semaine). Puis on m'installa dans une autre clinique, en banlieue parisienne, où je restai quinze jours. Ma mère était furieuse quand elle apprit que j'avais cessé de prendre mes médicaments et elle me dit:

«C'est de ta faute ce qui est arrivé! Tu as cessé de prendre tes médicaments!». Bien sûr, elle avait entièrement raison, et, aujourd'hui, je fais extraordinairement attention à prendre ma dose quotidienne de médicaments; mais Pierre eut une réaction différente. Il dit : «Après tout, c'est un peu normal. Quand on se soigne depuis douze ans, on se croit guéri au bout du compte».


En sortant de la clinique, j'essayai tant bien que mal de reprendre le cours de mon existence, mais j'étais violemment traumatisé. Je m'inquiétais à présent des ventes d'Oppenheimer. Le relevé de compte allait arriver en juin et Pierre m'avait dit qu'il avait lu quelque part qu'Oppenheimer était troisième sur la liste des meilleures ventes. Je pensais en vendre 15.000 exemplaires. En fait, il ne s'en vendit que 3.000 à peu près.


Non seulement je n'avais aucun droits d'auteur mais, en plus, l'inanité de la critique était totale. Personne ne comprit le rôle capital d'Oppenheimer pendant la guerre; pas un critique ne vit que mon livre ouvrait des perspectives historiques nouvelles. Finalement, il n'y eut que le professeur Gerald Holton de Harvard, l'un des plus grands historiens des sciences au monde, à comprendre et à me féliciter pour mon livre.


J'ai cité ce qu'il a dit sur Oppenheimer dans mon ouvrage: «Il est fort possible que le destin du monde civilisé ait dépendu de l'action d'Oppenheimer. Tout aurait été très différent si les Américains avaient échoué [à réaliser la bombe atomique] et les Allemands réussi». Les nazis étaient dans la course à la bombe, et c'est cela que les gens semblent ne pas comprendre.


Je l'ai dit et répété dans Les Grandes Inventions, dans Oppenheimer, dans Les Apprentis sorciers. Oppenheimer n'avait pas le choix, il devait impérativement prendre les nazis de vitesse et il a lui-même dit, à la fin de la guerre: «Nous disposions d'informations concernant les activités allemandes dans le domaine de la fission nucléaire. Nous étions conscients de ce que cela signifierait s'ils nous prenaient de vitesse dans la course au développement des bombes atomiques. Nous fûmes soumis dès le début à une pression constante qui ne se relâcha jamais». Je l'ai cité in extenso dans mon livre.


Exactement la même chose se reproduisit, un an plus tard, avec Les Apprentis sorciers qui ouvre aussi des perspectives entièrement neuves sur la Première Guerre mondiale et sur la Guerre Froide. Personne ne comprit que Fritz Haber, le père de l'arme chimique, était véritablement l'un des hommes-clés de la Première Guerre mondiale. Sans ses travaux sur la synthèse de l'acide nitrique, les Allemands n'auraient pas eu assez de matière première pour leurs explosifs et ils auraient été obligés de se retirer du conflit dès 1915. Par ailleurs, si l'on avait écouté Haber et mené une offensive de grande envergure lors de la Seconde bataille d'Ypres, en 1915, qui vit la première utilisation de l'arme chimique, les Allemands auraient sans aucun doute gagné la guerre. J'explique pourquoi dans mon livre. Quant à Teller, mis à part le fait qu'il inventa la bombe H et provoqua une brusque escalade des armements en 1954, il fut celui qui s'opposa le plus violemment à l'interdiction des essais nucléaires souterrains lors du Traité de Moscou de 1963, comme je l'ai dit plus haut. S'il n'y avait pas eu Teller, on aurait pu obtenir un accord d'arrêt total de tous les tests nucléaires et, comme il n'y avait pas de possibilité de simulation sur ordinateur à cette époque, il n'y aurait pas non plus eu de possibilité de course aux armements, et donc pas de prolifération nucléaire. J'étais le premier écrivain à expliquer tout cela, mais pas un seul critique ne le vit. J'étais abasourdi par un tel aveuglement.


Naturellement, j'étais consterné par cette situation et par ma propre situation professionnelle et financière. J'avais travaillé des mois et des mois sur ces projets et je n'avais rien gagné, même pas une critique sérieuse. Je cherchai du travail de toutes mes forces, mais je ne trouvai rien. Mon frère ne cessait de me harceler en me disant de trouver de nouvelles idées, mais comment peut-on exiger d'un écrivain, gravement malade da surcroît, qu'il trouve de nouvelles idées s'il n'en a pas? C'était insupportable. En plus, j'étais obligé à cette époque d'acheter mon appartement qui était mis en vente par les AGF -sans quoi je me retrouvai à la rue, car je n'avais pas de fiche de paye et aucun propriétaire n'aurait accepté de me louer un appartement. Il fallait que je dépense d'un seul coup les rares économies que j'avais et, encore, n'étais-je pas complètement propriétaire de mon appartement: je devais prendre un crédit sur 20 ans.


J'allais, à cette époque, constamment chez ma mère passer toutes mes matinées dans son petit studio. Je ne supportais plus d'être seul toute la journée. Elle le comprit très bien et nous adoptâmes bientôt un rythme de vie régulier: je venais le matin chez elle, elle passait l'après-midi chez moi. Nous habitions assez loin l'un de l'autre, moi dans le 19e arrondissement, elle dans le 5e, mais c'était tout de même possible. C'est à peu près à cette époque que je commençai ma psychothérapie avec Frédéric de Rivoyre. Au départ, je venai le voir uniquement pour qu'il m'aide à trouver du travail (il s'occupe en effet aussi de la réinsertion de personnes qui ont des problèmes psychiatriques), mais assez vite je compris que je pouvais m'ouvrir à lui. Le docteur Jeanneau ne voulait rien savoir de la substance de mes voix mais, moi, j'avais besoin d'en parler à quelqu'un. Je lui dis que je croyais en Dieu et que j'avais fait un rêve très clair où Il m'était apparu sous les traits du président d'Amnesty International et qu'Il m'avait simplement dit de ne pas fumer devant Lui. A la fin de la séance, nous nous levâmes et tout d'un coup, je dis à Frédéric de Rivoyre : «Je voulais vous dire, Monsieur de Rivoyre, que si Dieu m'a convoqué dans son bureau en 1983, ce n'est pas pour me dire de ne pas fumer devant Lui». Et Frédéric de Rivoyre me répondit d'une voix très douce : «Non, Il vous a confié une mission». «Oui». «Et cette mission vous l'avez remplie». «Oui». En sortant, j'étais stupéfait que quelqu'un puisse me comprendre aussi bien. La séance suivante, je lui apportai un exemplaire des Grandes expériences scientifiques, avec une dédicace louant son extraordinaire ouverture d'esprit.


A la fin 1996, il eut une petite éclaircie dans ma vie. J'obtins le Prix Roberval, qui récompense le meilleur ouvrage de vulgarisation scientifique de l'année, pour Les Apprentis sorciers. Ce qui m'intéressait surtout, c'était les 30.000 F du prix car j'avais absolument besoin de réapprovisionner mon compte en banque. Puis, au printemps 1997, je reçus un chèque de 150.000 F (dont j'ai parlé plus haut) pour la vente club des Grandes Inventions et je fis une grosse traduction pour Sélection du Reader’s Digest, l'éditeur américain, qui me rapporta 50.000 F. Je pensais que les choses allaient s'arranger mais, comme un malheur ne vient jamais seul, ma mère apprit à cette date qu'elle avait un méningiome et qu'elle devait subir une lourde intervention chirurgicale au cerveau.


Je passai tous les jours la voir à la Salpêtrière, où elle resta près de deux-mois en attendant qu'on l'opère. Elle était complètement prostrée par sa maladie et par la perspective d'une si lourde opération (elle avait tout de même 76 ans et les risques de décès étaient de 20%, ce qui est énorme).


J'appelai Sabiha et lui dit ce qui se passait. Avec une extraordinaire gentillesse, alors qu'elle ne connaissait même pas ma mère, elle vint la voir à la Salpêtrière et lui témoigna toute son affection. J'étais extraordinairement touché par son geste.


La veille de l'opération, Evelyne, très gentiment, me proposa de passer la nuit chez elle et d'attendre ensuite dans son bureau à la SEITA les résultats de l'opération. Tout se passa à peu près bien, mais une heure ou deux après le début de l'opération, je ne tenais plus en place. Evelyne appelait constamment la Salpêtrière mais on lui répondait que ma mère était toujours en salle d'opération. Elle appela ensuite Pierre et lui dit : «Il faut qu'on ait des résultats rapidement, parce que Michel est en train de devenir fou». Effectivement, j'étais totalement désespéré, je ne savais plus quoi pas faire et, en ultime recours, j'appelai les voix au secours. Je me mis à cligner des yeux pour les faire venir et elles vinrent immédiatement. Elles me dirent: «Elle est sauvée, elle est sauvée! Ton amour l'a sauvé, ton amour l'a sauvé!». Je répondis que ce n'était pas mon amour qui l'avait sauvé, mais les médecins et elles me dirent: «Vous ne comprenez pas ce qu'est l'amour»; puis elles ajoutèrent: «Vous êtes un sale type, mais nous tenons beaucoup à vous». Je dis à ce moment à Evelyne que j'entendais des voix et que ça pouvait devenir grave. Elle m'emmena immédiatement à la clinique Wurtz en taxi. J'étais depuis une heure dans une chambre quand une doctoresse très gentille arriva avec un téléphone et me dit en souriant: «De bonnes nouvelles.» Je dis : «Ma mère?». Elle me répondit: «Oui». Ma mère était sauvée, l'opération avait parfaitement réussi, elle n'avait plus rien. J'entendais encore les voix mais j'étais complètement soulagé et je dis simplement mentalement : «Putains de médecins!»; les voix me répondirent : «Oui, ce sont des as». Ça s'arrêta là.


Lorsque ma mère quitta l'hôpital, je me sentis beaucoup mieux. J'avais à peu près 200.000 F. sur mon compte en banque, je n'avais jamais eu autant d'argent et je commençai à envisager l'avenir avec un peu plus d'optimisme. Je me mis à repenser à l'échange que j'avais eu avec Frédéric de Rivoyre à propos du rêve de Dieu. Nous étions début juin 1997. Tout d'un coup, je me dis que je n'avais pas rempli ma mission. Mon article n'avait jamais paru dans le Figaro l'année précédente, personne ne connaissait mon plan. Or, Dieu m'était apparu en rêve sous les traits du président d'Amnesty International. Je devais développer mon plan et l'envoyer, avec un exemplaire des Apprentis sorciers, au président d'Amnesty International.


Je m'assis à mon bureau, nous étions le 4 juin, et j'élaborai mon plan (en fait, ce n'est pas mon plan, mais celui de Linus Pauling, le grand chimiste américain, Prix Nobel de la Paix 1963, et je le cite dans Les Apprentis sorciers; c'est simplement moi qui l'ai développé). Il tient en trois feuillets et je l'ai dans mes archives. Il dit simplement qu'il faut remettre toutes les armes nucléaires aux Nations-Unies, qu'il faut substituer à la dissuasion nationale, la dissuasion internationale -à savoir que c'est au Conseil de Sécurité de l'ONU de gérer le stock d'armes nucléaires. Il faut par ailleurs démanteler, dans les pays dotés d'installations nucléaires, toutes celles qui fabriquent les matériaux de base de la bombe A et de la bombe H (uranium 235, plutonium 239, lithium 6); et prévoir des sanctions envers les contrevenants, sous forme de frappes chirurgicales contre leurs installations nucléaires (comme au Kosovo), sans droit de veto au Conseil de Sécurité, pour éviter qu'un pays allié, membre du Conseil de Sécurité, n'empêche le déclenchement des frappes.


Comme on le voit, mon plan ne prévoit pas l'abolition de l'arme nucléaire. Au contraire, je dis qu'il faut absolument la garder, qu'il n'y a pas d'autre choix, parce que la technologie nucléaire est désormais dans le domaine public, qu'à l'heure où j'écris 44 pays peuvent fabriquer la bombe atomique et demain il y en aura encore plus. Il faut simplement que tous les pays dotés d'armes nucléaires comprennent qu'il s'agit plus d'une menace que d'une protection et que si les armes nucléaires sont entre les mains de l'ONU, tout le monde sera protégé et plus personne menacé.


J'envoyai mon plan le 4 juin au soir à Amnesty International, à Londres, et, immédiatement après, au moment même où je rentrai chez moi, j'entendis les voix. Je ne me souviens plus de ce qu'elles me dirent parce que cela dura toute la nuit. Il n'y a que deux seules choses dont je me souvienne. La première, c'est qu'elles me dirent que, pour avoir élaboré ce plan, j'allais être mis dans la gloire de Dieu à huit heures du soir. A huit heures du soir exactement, elles m'annoncèrent que j'avais été mis dans la gloire de Dieu. Je leur demandai ce que c'était que la gloire de Dieu et elles me dirent: «Vous pourrez choisir la date de votre mort». La deuxième chose dont je me souvienne, c'est qu'au petit matin, la situation était devenue insupportable. Je ne pouvais plus tenir très longtemps comme ça et je compris qu'il fallait que j'aille à la clinique Wurtz.


J'entendis alors clairement la voix de mon père, mort depuis deux ans, me dire : «Michel, c'est la seule chose sensée que tu ais fait de toute la nuit».


Je n'eus même pas la présence d'esprit d'appeler mon frère ou de prendre un taxi. Je décidai d'y aller en métro. Il y a vingt stations de métro entre ma station, Ourcq, et la Place d'Italie, et ensuite il faut marcher un bon kilomètre pour arriver à la clinique, mais je partis quand même avec des voix résonant constamment dans ma tête. J'étais dans un état d'énervement et d'agitation total. A Ourcq, je m'assis sur un banc pour essayer de me calmer. Les voix devenaient de plus en plus intolérables. Le métro arrivait. Les voix, à cet instant, me poussèrent littéralement à me jeter sous les roues de la motrice. J'étais en train de bondir du banc pour me jeter sur le ballast quand, tout d'un coup, j'entendis la voix de ma femme dire : «Michel! Si Dieu te fais ça, je refuse absolument de croire en lui!». Elle me sauva la vie en disant ça.


Instantanément, je me rassis.


Je pris le métro, réussis par je ne sais quel miracle à tenir les vingt stations, puis j'arrivais Place d'Italie. Par chance, je trouvai la bonne sortie. Je me mis à marcher comme un automate dans la rue. La voix de Dieu résonnait dans ma tête, il me soutenait, m'encourageait; puis ce fut la voix de ma femme qui prit le relais, mais ça ne suffisait pas. Je sentais que j'allais m'écrouler par terre et, là, j'étais un homme perdu. Personne ne me ramasserait. J'avais absolument besoin d'une voix amie, d'une voix que je connaisse et, tout d'un coup, j'entendis très clairement, à nouveau, la voix de mon père. Lui avait suffisamment de force d’âme et de caractère pour m'aider à tenir jusqu'à la clinique Wurtz. Je n'étais plus qu'à 500 m, puis 300 m, puis 200 m. A cet instant, j'aperçus la petite église qui se dresse juste à côté de la clinique et je dis : «Ça y est, Papa, je suis presque arrivé». Puis je lui demandai : «Qu'est-ce que tu fais?». Il me répondit simplement: «J'attends Evelyne». J'arrivai rapidement à la clinique où je fus immédiatement traité et installé dans une chambre individuelle. J'allais beaucoup mieux. J'avais mon tabac avec moi et je me mis à rouler une cigarette. J'étais assis à une table face au mur quand tout à coup une onde extraordinairement chaude et puissante me frappa au visage. Je compris que c'était Dieu Lui­ même qui venait me rendre visite en clinique. Le papier à cigarette et le tabac me tombèrent littéralement des mains («Vous ne fumerez pas devant Moi»).


*


Je fis trois rechutes entre l'été 1997 et l'automne-hiver 1997-98. Le docteur Jeanneau était perplexe. Je prenais mes médicaments et pourtant je rechutai. Il essaya plusieurs combinaisons de médicaments, mais rien ne semblait vouloir marcher. J'étais complètement épuisé psychologiquement et humainement. Les voix étaient totalement incohérentes et saccadées. Elles ne cessaient de me promettre des choses extravagantes : une rencontre avec Lech Walesa (Les Apprentis sorciers venait d'être traduit en polonais), le Prix Nobel de la Paix, etc. Je ne croyais évidemment plus en rien. Je ne cessai de répéter aux voix: «Pourquoi ne me laissez-vous pas mourir tranquille? Laissez-moi simplement mourir tranquille». Elles ne répondaient pas. Une fois que je sentais que j'étais en contact avec Dieu, je lui demandai : «Pourquoi me faites-Vous ça?». Il ne me répondit pas. Un jour où j'étais à nouveau hospitalisé à la clinique Wurtz (je crois que c'était au cours de l'hiver 1998), j'appelai Nicole et je lui dis : «Nicole, je suis vraiment traité comme un chien par l'existence». J'en avais plus qu'assez. Mes problèmes dans la vie étaient suffisamment graves comme ça. Je voulais simplement guérir et ne plus jamais entendre de voix.


Ça se calma au cours de l'hiver, mais je redoutais le 2 avril 1998, parce que c'était la date anniversaire de ma rechute, en 1996. Effectivement, les voix revinrent ce jour-là, mais cette fois de manière cohérente. Elles me parlaient normalement et calmement. Je pensai que je n'aurai pas besoin d'aller en clinique, que ça passerait tout seul -en fait, je retournai en clinique en juin, puis j'allais dans une maison de repos près de Toulouse où je restai un mois.


J'entendis ces voix pendant quelque temps (c'est là que ma femme me parla de mai 68 et d'Explorator). Je pouvais continuer à avoir une vie normale parce que je n'entendais les voix que très épisodiquement, toutes les demi-heures environ. Le reste du temps, j'étais normal. J'allais donc, comme d'habitude dans l'appartement de ma mère tous les matins. Un jour, j'entrai dans son studio et la télévision était allumée. La première chose que je vis fut une explosion nucléaire, puis une interview d'Oppenheimer sur la prolifération. J'entendis alors la voix de ma femme me dire : «C'est un signe, Michel. Un signe qu'il va se passer quelque chose d'important».


Une semaine plus tard eurent lieu les essais nucléaires indiens et pakistanais, premier signe tangible de la prolifération en marche.


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