12, rue des Beaux-Arts
Je suis né le 27 juin 1954 à Neuilly sur Seine, d'un père béarnais et d'une mère juive polonaise. Mon frère, Pierre, a un an de plus que moi. J'ai une psychose maniaco-dépressive depuis 1983. Je tiens à dire cela tout de suite parce que c'est la raison fondamentale pour laquelle j'écris ce livre -pour me guérir. Mon psychothérapeute, Frédéric de Rivoyre, m'a dit que Carl Jung, le fondateur de la psychologie analytique et l’ancien ami de Freud, avait la même maladie que moi, qu'il avait écrit son autobiographie et qu’il s'était soigné de cette manière. Mais j'ai eu l'idée de ma biographie avant de connaître l'histoire de Jung. J'expliquerai plus tard ce qu'est la psychose maniaco-dépressive. Il suffit de dire que j'entends des voix très claires et très précises (comme Jeanne d'Arc) et que je peux avoir de stupéfiantes hallucinations visuelles. C'est toutefois une maladie extraordinairement douloureuse.
De ma plus jeune enfance, je ne me souviens de rien, seulement de l'image de mon père me ramenant mon frère et moi de l'école maternelle, quand nous vivions rue de Penthièvre, dans le 8e arrondissement, à Paris. Mon père, Ned Rival, est mort le 9 août 1995, date anniversaire du bombardement de Nagasaki.
Pierre m'a appris sa mort à 11 heures du soir ce jour-là. Je me suis alors assis sur le rebord de mon lit, j'ai longuement réfléchi et je me suis dit: «Quelle vie extraordinaire il a eu, quelle vie extraordinaire!»
Mon père, quand il était jeune, avait un charme et une intelligence exceptionnels. C'était un tombeur de dames. C'est Gisèle Boyer, sa partenaire de la radio qui me l'a dit. Ned était une grande vedette de la radio dans les années quarante et cinquante. Il animait avec Gisèle une émission, L'Embarras du choix, qui connut tout de suite un succès foudroyant. Il quitta la radio au début des années cinquante pour aller soigner sa première femme de la tuberculose dans les Pyrénées, et se mit ensuite à écrire des textes pour Radio Luxembourg, mais il est clair qu'il avait frappé les esprits. Quand j'étais adolescent et que je disais que je m'appelais Michel Rival, tout le monde -tout le monde sans exception- me demandait «Vous êtes le fils de Ned Rival?». Mais je n'ai vécu que quatre ans avec mon père, jusqu'en 1958, lorsqu'il a divorcé de sa deuxième femme, ma mère.
Ma mère, Dora Gross, était une femme exceptionnelle. Elle est à présent décédée. J'ai passé presque toute ma vie à ses côtés et j'ai le sentiment d'avoir appris ce qu'est l'humanité avec elle. Je lui ai dédié ma biographie d'Oppenheimer avec cette citation de Shakespeare : «More is thy due than more than all can pay». Même mes amis américains ne savaient pas comment traduire cette citation en français, et pourtant c'est très simple: «Plus t'es dû qu'il n'est possible de rendre». C'est exactement ce que je pense de ma mère. Ma mère a été martyrisée par l'existence et je me suis battu toute ma vie pour elle. T.S. Eliot, dans son extraordinaire poème The Wasteland, a eu des vers qui, je l'estime, s'appliquent parfaitement à moi : «Qu'avons nous donné?», dit il, «L'audace extrême d'un moment de courage qu'une éternité de prudence ne saurait effacer. Par cela et par cela seul nous avons existé, même si cela ne se trouve pas dans nos nécrologies». J'ai tout donné à ma mère, mon appartement, mon argent, mon amour, et je n'avais rien, mais je suis heureux et fier de l'avoir fait. Elle m'a tout rendu par la suite.
Ma mère est née à Bâle, en Suisse, le 15 janvier 1922, «par hasard» dit-elle. Sa mère et sa sœur, Tauba Minska et Csaya Minska, étaient des immigrées juives polonaises (elle n'a jamais connu son père) qui s'installèrent à Marseille en 1923. Là, elles habitèrent dans des hôtels minables et des meublés près du cours Belgence. Elles vivaient dans un état d'extrême pauvreté en vendant des portefeuilles et des pralines sur le port. Ma mère n'a jamais dépassé le stade des études élémentaires, mais pourtant, c'est une femme cultivée qui a lu Spinoza. Elle refuse obstinément de parler de sa jeunesse, à de rares exceptions près -c'est beaucoup trop douloureux. Pourtant elle peut parler de sa mère avec affection. C'était sans doute une femme assez bonne, religieuse, qui respectait toutes les fêtes juives. Sa sœur était de 17 ans plus âgée qu'elle et elle n'en parle jamais.
Tauba et Csaya ont été gazées par les nazis à Sobibor en 1943 - leur nom se trouve dans le livre sur la déportation des Juifs de France de Serge Klarsfeld, le Mémorial des juifs de France. Elles ont été arrêtées le 22, 23 ou 24 janvier 1943 à Marseille, internées à Compiègne, puis transférées le 10 mars à Drancy. De là elles ont été déportées le 23 mars par le convoi n° 52 à destination du camp d'extermination de Sobibor où elles ont été gazées avec 994 autres juifs. Ma mère a elle-même échappé à la déportation en étant internée deux ans (1943-1944) dans le confino (résidence surveillée) en Italie du Sud. Si l'on veut se renseigner sur le confino, il suffit de lire le magnifique livre de Carlo Levi, Le Christ s'est arrêté à Eboli.
Ma mère a échappé à la mort en fuguant à 18 ans et en allant vivre sa vie. Elle s'est retrouvée en 1943 en Italie avec de faux papiers et a été arrêtée. Lorsqu'elle est arrivée dans le confino, elle a dit: «Vous ne savez pas à quel point je suis heureuse de me trouver ici». Elle savait manifestement ce qu'on faisait aux Juifs à cette époque. Elle a été libérée par l'avancée américaine en Italie, en 1944, est montée à Paris à la fin de la guerre, a travaillé comme mannequin (c'était une femme extrêmement belle et c'est encore une très jolie vieille dame), puis elle a rencontré mon père.
Mon frère et moi sommes bouleversés par ce qui est arrivé à ma mère. Elle a eu un rêve prophétique peu avant la déportation de sa famille. Elle a rêvé que sa mère et sa sœur se trouvaient dans un grand chaudron d'eau bouillante (les chambres à gaz).
Pierre a pieusement conservé tous les papiers la concernant et nous essayons de lui obtenir une indemnisation. Il a été très traumatisé par le sort de Tauba et de Csaya. Nous n'avons jamais été élevés dans la religion Juive, mais chrétienne, et pourtant nous nous sentons tous deux profondément Juifs.
*
En 1958, ma mère divorça de mon père et épousa un journaliste américain, Richard Leblanc. La cérémonie eut lieu en l'église Saint-Germain des Prés, à Paris, après quoi Richard nous fit de beaux cadeaux à mon frère et moi. Richard était un homme extrêmement séduisant (il ressemblait un peu à Michel Piccoli jeune), toujours très élégamment vêtu. Il travaillait au Herald Tribune qui se trouvait alors rue de Berri, dans le 8e arrondissement.
Richard avait eu de sérieux problèmes avec sa famille et il s'était engagé très jeune dans les Marines. Il avait fait la guerre du Pacifique, au cours de laquelle il avait été sérieusement blessé au bras, puis avait bénéficié du G.I. Bill (l'allocation pour les anciens combattants) et avait pu faire des études de littérature anglaise à Oxford, puis à Paris.
Richard avait eu un autre grave traumatisme: il avait eu un fils de sa première femme, une millionnaire, qu'il avait perdu. Il parlait très bien le français, avec un bel accent américain.
Ma mère, quand nous lui posions la question, nous disait que Richard avait été radio pendant la guerre et qu'il n'avait qu'un revolver à la ceinture. Mais, en fait, il manipulait un lance-flammes et avait brûlé vif, par un mouvement-réflexe, le Japonais qui lui avait donné un coup de baïonnette dans le bras. Richard ne s'est jamais remis de cette expérience. Il est clair qu'il a dû tuer beaucoup d'autres Japonais mais sans doute ne les voyait-il pas d'aussi près.
J'aimais énormément Richard, qui est mort d'un cancer en 1996. J'ai toujours aimé Richard même après qu'il ait quitté ma mère, bien que j'aie beaucoup souffert de cette séparation et ne l'aie jamais comprise. Je me souviens que lors de ma dernière crise hallucinatoire, en mai 1998, une voix me dit: «Richard était votre vrai père, n'est-ce pas?». J'ai simplement répondu: «oui», puis je me suis tout de suite affolé et j'ai pensé «J'espère qu'Ils [Dieu, les anges] n'ont pas fait de mal à Richard».
C'est la vérité. Richard a été un vrai père pour moi et pour mon frère pendant dix ans, et c'est pour cela que nous l'avons tellement aimé. Ma mère m'a confié plus tard qu'il buvait énormément et qu'il était constamment dépressif, mais je n'ai jamais vu Richard boire une goutte d'alcool ni être particulièrement abattu. Ma mère l'aimait éperdument -ça a été le grand amour de sa vie- mais elle m'a dit qu'elle avait du mal à supporter sa condition.
Nous habitions 12 rue des Beaux-Arts, dans le 6e arrondissement. A l'époque, le 6e arrondissement n'était pas la luxueuse enclave qu'il est devenu et on y trouvait des appartements bon marché. La rue des Beaux-Arts était assez semblable à ce qu'elle est aujourd'hui, avec une multitude de Galeries la bordant. Nous vivions dans un deux-pièces, au premier étage, donnant sur une cour intérieure. Il y avait une soupente avec un toit en tôle au rez-de-chaussée et j'adorais écouter le son de la pluie battre contre les tôles lorsque j'étais chaudement allongé dans mon lit.
Ma mère et Richard se parlaient en anglais, et c'est pour ça que j'ai eu plus tard une telle facilité à apprendre cette langue que je parle, que je lis et que j'écris couramment.
J'entendais toujours parler anglais à la maison, mais Richard nous parlait en français. Il y avait toujours toute une bande d'amis américains journalistes à la maison. Ma mère leur préparait des repas pantagruéliques. Ils étaient extraordinairement sympathiques avec nous. J'adorais les Américains. Je me souviens des soirs de Noël où Maman nous réveillait à minuit, nous faisait venir en chaussons et pyjama dans la pièce principale pour nous montrer les merveilleux cadeaux qui nous attendaient empaquetés sous le sapin de Noël et nous faisait chanter devant les amis américains.
Le Herald Tribune aussi était un endroit magique. Richard et les autres n'étaient pas véritablement des journalistes, mais plutôt ce qu'on appelle des copy editors : ils réécrivaient les dépêches d'agence et les articles du New York Times pour les adapter au format du journal. L'ambiance était extraordinaire. Lorsqu'ils voulaient se passer un mot d'un bureau à un autre, les journalistes préparaient des petits avions en papier et se les envoyaient. Ils rigolaient tout le temps et se faisaient constamment des blagues. Parfois, ma mère aussi y participait. Elle appelait le Herald Tribune, demandait à parler aux journalistes, s'exprimait avec un fort accent russe et se faisait passer pour la «princesse Minska». Il y avait une merveilleuse odeur d'encre, de café et de papier dans la pièce où ils travaillaient.
Nous avons perdu la trace de tous ces amis. Les seuls qui nous restent, parce qu'ils vivent à Paris, et qui sont des amis très proches, sont Jack et Rubye Monet. Ils m'ont connu quand j'étais enfant et Rubye a dit que j'étais «un petit blondinet qui ne voulait le mal de personne et le bien de tout le monde».
Je voulais être prêtre quand j'étais enfant. J'allais au catéchisme tous les dimanches, place Furstenberg, et j'étais très impressionné par les préceptes de la religion chrétienne et par le rituel. Ma mère avait décidé de nous élever comme des Chrétiens et non comme des Juifs, tout simplement parce qu'elle ne voulait pas que nous subissions le même sort que sa famille. C'était ça la profondeur de son traumatisme.
Pierre et moi nous chamaillions presque constamment. Nous avions des lits superposés à la maison, j'étais en bas, lui en haut, et il m'attaquait tout le temps. Richard venait remettre de l'ordre dans tout cela en arrivant furieux avec sa pantoufle en cuir et en nous fessant avec elle. Nous hurlions, mais évidemment cela faisait plus de peur que de mal; nous étions surtout affolés de voir Richard si fâché. Pierre pense que j'ai un mauvais souvenir de cette époque, parce qu'après tout c'était un grand frère assez tyrannique, mais je lui ai expliqué que non, que j'avais un excellent souvenir de ce temps-là, parce que, finalement, je savais me défendre.
Le meilleur ami de Richard était un journaliste américain, Dick Roraback. Dick était grand, mince et portait une longue barbe. Je le trouvais extraordinairement beau. Il venait nous attaquer dans notre chambre : c'était le cow-boy, nous les indiens. Nous étions terrifiés de joie. Dick était un homme remarquable: il avait été missionnaire à Jérusalem au début des années 50, puis avait aidé les rebelles Hongrois à s'enfuir de leur pays lors de l'insurrection de 1956. Il avait échappé plusieurs fois à la mort, et toujours miraculeusement.
Dick est mort d'un cancer de la gorge en 1999, à 71 ans. Quand j'ai appris la nouvelle, je me suis dit que c'était injuste, qu'un homme comme Dick ne devrait jamais mourir. J'ai tout de suite écrit à sa charmante femme, Dorothy, à Los Angeles, pour lui dire que j'étais profondément affecté par sa perte.
Je me souviens de deux anecdotes particulièrement révélatrices et typiques de Dick. La première, c'est qu'il m'emmena un jour jouer au bowling. Il était un très mauvais joueur et se faisait régulièrement battre par un joueur très expérimenté, quasiment professionnel. A un moment, ils décidèrent de miser de l'argent sur une partie et ils prirent les paris. Je misais contre lui. Dick était tellement furieux de mon attitude qu'il s'appliqua consciencieusement et qu'il remporta la partie haut la main! Je pris la leçon de ma vie ce jour-là.
Une autre anecdote, c'est que Dick m'emmenait aux courses à Auteuil, quand j'avais 9-10 ans. Un jour, il ouvrit le journal, et me dit qu'il fallait jouer un cheval, Olio Sasso, qui était manifestement un véritable loser (il était côté à quarante contre un). Je lui répondis que je voulais bien le faire, à condition de le jouer placé. Dick me dit: «Joue gagnant! Prend des risques! Joue gagnant!». Je le jouais placé, lui gagnant.
Olio Sasso remporta évidemment la course et je me retrouvai - même en ayant joué placé- avec une véritable fortune en poche. Huit ans plus tard, quand j'étais aux Etats-Unis, je reçus une lettre de Dick avec un chèque d'l $ 23. Il me disait qu'il était retourné aux courses, qu'Olio Sasso était en lice, qu'il l'avait joué pour moi et qu'il avait gagné!
J'ai raconté l'histoire à Dorothy dans ma lettre. Elle m'a répondu qu'elle aussi avait d'excellents souvenirs d'Auteuil et qu'elle était ravie de mes anecdotes sur Dick. Le lendemain même, par un coup de chance inouï, ma mère m'annonça qu'elle avait retrouvé une vieille photo de Dick et de moi aux courses. Elle me représente à l'âge de 9 ans, avec un regard émerveillé par les chevaux. Dick est à l'arrière-plan et il me regarde avec un sourire bienveillant. J'ai immédiatement fait agrandir et encadrer cette photo qui se trouve à présent sur une étagère d'une de mes bibliothèques.
*
Vers 1966, ma mère contracta la tuberculose et dû être internée dans un sanatorium. Notre famille éclata alors ; mon frère fut confié à mon père et je fus moi-même placé sous la garde de Richard. La solitude s’installa dans ma vie et j’ai le sentiment qu’elle ne m’a pas beaucoup quitté depuis.
Peu après le départ de ma mère, Richard prit une maîtresse, une jeune Américaine nommée Gabrielle.
Nous sommes allés une fois voir ma mère au sanatorium mon frère et moi. Nous étions aux sports d'hiver dans une station de ski juste à côté du Plateau d'Assy, et Maman nous emmena faire une balade en traîneau avec des chevaux. Je me mis à lui parler de Gabrielle et ma mère comprit tout de suite ce que cela signifiait. Richard la quittait pour une autre femme. Quand j'ai vu l'expression sur le visage de ma mère, j'ai compris ce qu'elle pensait et j'étais terriblement chagriné.
A Paris, j'avais une vie somme toute assez agréable, même si j'étais seul. Richard avait ouvert un compte pour moi dans le café en face de notre appartement et j'allais tous les matins y prendre du chocolat et des croissants. Le café était bourré d'artistes (l'Ecole des Beaux-Arts est juste à côté) et il y avait une ambiance très sympathique. Il m'invitait aussi assez souvent à l'Unesco déjeuner dans l'excellent restaurant d'entreprise et me donnait de l'argent pour que je puisse aller au cinéma. Il était très généreux avec moi et l'est toujours resté, même après avoir quitté ma mère. Je me souviens surtout d'avoir vu Goldfinger au Publicis Saint-Germain en 1966. En voyant ce film absolument luxueux, bourré de gadgets, j'avais moi-même l'impression d'être devenu un garçon riche, mais il est vrai que l'époque était particulièrement faste -absolument rien à voir avec ce qui se passe aujourd'hui.
Ma mère resta deux ans en sanatorium. Elle ne rentra à Paris qu'en 1967. A ce moment, nous quittâmes la rue des Beaux-Arts pour aller nous installer dans une résidence de banlieue, à Meudon Val-Fleury.
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