La chute

 

Après ma traversée de l'océan Indien et l'épisode de l'étincelle sur le second bateau, durant les trois semaines de traversée qui suivirent, je fus complètement abattu. Je n'en revenais pas qu'on ait cherché à m'assassiner et je ne comprenais pas non plus pourquoi j'avais été sauvé. Lorsque nous débarquâmes à Port Kelang, je décidais de ne plus jamais remettre les pieds sur un voilier. Je remontai alors sur Bangkok, en Thaïlande. J'avais pas mal d'argent (20.000 F environ, ce qui était une bonne somme pour l'époque). En effet, j'avais droit au chômage et ma mère s'était arrangée pour que quelqu'un pointe pour moi pendant mes huit mois d'absence.


Je décidai alors de boucler mon tour du monde. Je partis pour Hong-Kong et, de là, pour Los Angeles et San Francisco. J'avais une adresse à San Francisco (des amis d'amis) et ils me prêtèrent une tente et du matériel de cuisine. Je louais ensuite une voiture pour aller visiter l'Ouest américain.


J'avais trouvé la bonne technique pour voyager bon marché aux Etats-Unis. Je prenais les guides gratuits des Etats que je traversais dans les stations-services, repérais les plus beaux sites de campement -dans des parcs naturels généralement- et dormais là. Ca ne coutait que 2 $ à l'époque. Je n'allais jamais à l'hôtel. Je visitais ainsi Yosemite Park, le Désert de la mort, Las Vegas, le Grand Canyon, Santa Fe, puis retournais sur San Francisco par Los Angeles. C'est à L.A. que je vis pour la dernière fois Dick Roraback, fin septembre 1980. Quand il apprit tous les voyages que j'avais fait, il me dit: «Tu es mon fils spirituel».


Ensuite, je descendis au Mexique par El Paso: j'allais visiter Mazatlan, San Luis Potosi, Puerto Vallarta et Mexico City. A Mexico, je décidai d'aller au cinéma. On jouait Papillon avec Steve McQueen et Dustin Hoffmann. En sortant, j'étais totalement bouleversé, figé de stupeur. Le jeu de Steve McQueen est hallucinant, en particulier dans les scènes de prison et dans la scène finale sur l'Ile du Diable. Il est clair que même Dustin Hoffmann est totalement impressionné par son jeu. Il suffit de le regarder pour s'en rendre compte. J'eus le pressentiment que ce qui était arrivé à Steve McQueen allait m'arriver à moi aussi, et je ne me trompais pas. Lorsque le film ressortit à Paris, au début des années 90, je dis à ma mère qu'il fallait absolument aller le voir, que c'était un film très important. Elle ne voulait pas, ça ne l'intéressait pas, mais je la forçais presque. En sortant de la salle de cinéma, aux Halles, ma mère pleurait toutes les larmes de son corps et elle me dit: «Merci, merci de m'avoir fait voir ce film». Je n'ai vu qu'une autre fois ma mère dans cet état. C'est quand nous allâmes voir Il faut sauver le soldat Ryan, de Steven Spielberg, en 1999.


Steve McQueen est mort quelques semaines après que j'aie vu Papillon. J'ai appris, aux Etats-Unis, les circonstances de son décès. On lui avait annoncé qu'il était atteint d'un cancer généralisé, incurable, à 50 ans. Steve McQueen chercha à se faire soigner au Mexique, mais il se rendit vite compte qu'il avait affaire à des charlatans. Il déclara alors publiquement qu'il abandonnait tout traitement, «pour préserver ma dignité et celle de ma famille». Voilà quel genre d'homme était Steve McQueen.


Après Mexico, j'allais sur Cancun et, de là, je pris un avion pour Miami. J'arrivais aux Etats-Unis le 4 novembre 1980 date de l'élection de Ronald Reagan à la présidence des États Unis. Je me souviens d'un noir qui me dit: «C'est l'Antéchrist».


Ensuite, j'allai voir Mike Hoffmann, l'ami de Ken, qui habitait à Jacksonville, en Floride. Enfin, je remontai sur New-York. Ken habitait alors dans un loft avec Annie, près de Chinatown et j'y restai deux semaines.


Je décidai de rentrer à Paris le 2 décembre 1980. J'avais choisi le 2 décembre parce que c'est une date symbolique, celle de la prise du pouvoir par Napoléon III en France, le 2 décembre 1851. Mais le 2 décembre 1942 est aussi, je l'appris bien plus tard, la date de la divergence de la première pile atomique, Chicago Pile I, qui ouvrit la voie à la réalisation de la première bombe atomique.


Je n'avais plus que 3.000 F. en poche, pas de travail et pas de logement, mais j'étais assez optimiste. La situation économique n'était pas alors, en France, aussi catastrophique qu'elle l'est maintenant. J'avais une lettre de recommandation très chaleureuse de Buddy Weiss, l'ancien rédacteur en chef du Herald Tribune. J'écrivis au journal -qui avait déménagé dans de nouveaux locaux à Neuilly- et ils m'engagèrent immédiatement comme copiste, à compter du 3 février 1981. Ce n'était pas très bien payé, mais c'était un boulot stable. Evelyne ensuite me trouva, grâce à une relation à elle, une sorte de grande chambre de bonne, rue de la Duée, dans le 20e arrondissement.


Bref, je retombai sur mes pieds.


Malheureusement, je n'étais plus du tout fait pour le travail de bureau, la hiérarchie, les rapports de force, j'étais devenu beaucoup trop indépendant. Au bout de deux semaines, mes rapports avec la direction du Herald Tribune se dégradèrent. Je faisais mon travail très sérieusement, mais si j'arrivais avec cinq minutes de retard j'avais une note de réprimande dans ma boîte. C'était infernal. Le seul point positif, lors de mon séjour de deux ans au Herald Tribune, fut de découvrir l'ordinateur. Le journal avait été l'un des tous premiers en France à s'équiper avec des ordinateurs et la technique était déjà très au point. Nous recevions par satellite les articles du New York Times et du Washington Post, les dépêches d'UPI et de Reuter. Il suffisait d'appuyer sur une touche pour qu'ils apparaissent instantanément sur l'écran.


L'ambiance était sinistre au Herald Tribune. Les journalistes étaient penchés sur leurs écrans toute la soirée, personne ne se parlait, tout le monde se faisait la gueule -rien à voir avec la rue de Berri. J'étais extraordinairement malheureux de ma situation. J'essayais de comprendre pourquoi Dieu me punissait de cette façon. Est-ce parce que je m'étais étourdiment embarqué sur ce bateau, six mois auparavant? Il me semble n'avoir jamais parlé de cette histoire de bateau à personne au Herald Tribune et pourtant, un jour, un journaliste très gentil (et très connu), Axel Krause, vint me voir et me dit: «T'as simplement voulu faire une petite croisière». C'était de la divination.


Je cherchai du travail ailleurs. Je tentai, sans succès, de me faire engager par l'AFP, pris des cours de journalisme -parce que c'était ça que je voulais être, journaliste. Je pensai que je serai un excellent correspondant étranger pour l'AFP ou pour Le Monde. Mais je ne trouvai rien. Un jour, Pierre me dit qu'il avait repéré, dans un journal professionnel, un encart qui annonçait la parution imminente d'un journal touristique bilingue. Il me dit: «Pourquoi ne prends-tu pas contact avec ces gens-là? Tu es bilingue, tu as travaillé dans le tourisme et tu veux devenir journaliste». Là, je reconnais que Pierre me rendit un fier service. Mais il est vrai que je lui en avais rendu un autre en lui signalant une annonce de Variety, la revue professionnelle de cinéma américaine, qui cherchait un journaliste. Pierre vivait de petites piges dans diverses revues d'audiovisuel à l'époque et c'est grâce à ce job à Variety qu'il put rebondir et devenir ensuite, pendant dix ans, rédacteur en chef du Film Français, le grand hebdomadaire professionnel du cinéma français.


Quoi qu'il en soit, j'écrivis en envoyant mon curriculum vitae et je fus convoqué. Je rencontrai Laurence Bonnet, la rédactrice en chef de la revue, Password France, qui était un mensuel gratuit s'adressant aux agences de voyages du monde entier intéressés par l'organisation de voyages et de séjours en France. La revue vivait exclusivement de publicité. Laurence m'engagea immédiatement et j'eus un contrat en bonne et due forme. Le jour où je quittais le Herald Tribune, le 3 février 1983, deux ans jour pour jour après y avoir y être été engagé, j'étais dans la salle principale et je discutai avec une très bonne amie journaliste, Vicky Elliott. Elle me demanda ce que je pensais de mon expérience au Herald Tribune et je lui dis simplement : «He won the war after losing every battle» («Il a gagné la guerre après avoir perdu toutes les batailles»). Elle me dit: «Oh, c'est beau.» Et je lui répondis : «Oui, c'est un vers de Bob Dylan».


Entre-temps, j'avais déménagé, fin 1981, de ma chambre de bonne rue de la Duée et je m'étais installé dans un studio (une fois de plus trouvé par Evelyne) donnant sur la rue, au 27 rue des Cinq Diamants, dans le quartier de la Butte aux Cailles, dans le 13e arrondissement. Le studio était petit (17 m2), mais ravissant et très bien agencé. Il y avait une jolie cuisine américaine équipée, une vraie salle de bain, des placards, des poutres apparentes. En plus, je l'avais très bien aménagé avec des meubles design, ma bibliothèque, ma chaîne hi-fi. J'étais très content d'être là et j'y restai sept ans. J'ai encore des photos de moi dans ce studio. Le quartier était agréable, très vieux Paris, avec plein de petits commerces et de restaurants. Je ne payai, en tout et pour tout, que 1.000 F par mois et le loyer n'augmenta jamais.


A Password France, nous travaillions d'arrache-pied pour faire décoller la revue. Mon job ne consistait pas seulement à écrire des articles, mais aussi à les traduire en anglais. Laurence Bonnet me disait: «Tu verras, lorsque ça marchera, on pourra faire ce qu'on voudra». Effectivement, je pensais que Password France pouvait être un bon tremplin pour moi dans le journalisme, tout comme Variety l'avait été pour mon frère. Et même si ça n'avait pas été le cas, ça serait tout de même resté un boulot formidable. J'aurais pu faire des reportages dans tous les festivals de France, voir tous les châteaux, tous les musées, tous les restaurants, aller faire des reportages en Polynésie, en Guyane, aux Antilles. Laurence connaissait absolument tout le monde dans le tourisme. Ça ne posait aucun problème. D'ailleurs, dès que je lui soumis ma première idée, celle d'aller faire un grand reportage sur tous les musées d'art moderne du Midi de la France (il y en a une bonne demi­ douzaine), elle fut enthousiasmée par l'idée et me donna des conditions exceptionnelles. Je passai une semaine à Nice dans un luxueux hôtel donnant sur la Promenade des Anglais, j'avais une Ford décapotable, tous mes frais étaient payés···


Mais malheureusement, nous étions -comme toujours- en pleine crise et les annonceurs étaient réticents. La revue ne tint véritablement que trois mois, après quoi elle vivota. Je fus licencié par la direction de L’Usine Nouvelle, les propriétaires de la revue, avec quelques indemnités et le chômage.


En juin 1983, quelques semaines seulement après avoir été licencié de Password France, je partis passer quinze jours en Grèce et je décidai d'aller dans les Sporades, un groupe d'îles (Skorpios, Skopelos, Alonissos) situé dans le nord de la mer Egée. A Alonissos, j'étais assis seul dans un grand restaurant donnant sur la mer. A quelques tables de moi, il y avait une jeune femme blonde, extraordinairement belle. Je tombai immédiatement amoureux d'elle. J'essayai d'attirer son attention, de lui montrer mes sentiments. Elle m'aperçut et, manifestement, je dus lui plaire aussi car nous ne cessâmes pendant cinq bonnes min tes d'échanger des regards et des mimiques. Je voulais, par ces mimiques, lui témoigner mon amour. Mais, au bout de cinq minutes, j'étais psychiquement totalement épuisé, je la vis se lever avec sa petite fille et je ne pus m'empêcher de penser : «Oh, non! J'espère qu'elle ne va pas aux toilettes!». La femme fut manifestement interloquée par mon changement d'attitude. Elle me regarda fixement pendant un moment et, visiblement, elle lut dans mes pensées, car elle quitta immédiatement le restaurant, l'air totalement outré.


Là, je dois dire un mot sur la télépathie. Le problème de la télépathie n'est pas de savoir si ça existe ou pas, mais si ça vous arrive ou non. Et moi, il m'est arrivé plusieurs fois dans la vie d'avoir des expériences télépathiques. De toute façon, la réalité de la télépathie a déjà été scientifiquement prouvée. Freud, qui est loin d'être un imbécile comme chacun sait, croyait en la télépathie entre patients et analystes.


C'est Frédéric de Rivoyre qui me l'a dit et je l'ai vérifié en lisant le grand article d'Arthur Koestler consacré à la télépathie (il se trouve dans son livre The Roots of Coincidence et s'intitule The ABC of ESP -«l'ABC de la parapsychologie»). Koestler parle d'expériences sur la télépathie menées, non pas par des charlatans, mais par des équipes de psychologues et de médecins expérimentés, avec des protocoles scientifiques rigoureux. Ils faisaient deviner des cartes à jouer à des personnes et la probabilité qu'ils trouvent la bonne carte était si grande que cela prouvait l'existence de la télépathie. Un autre type d'expérience, menées dans les années 70 aux Etats-Unis, est ce qu'on appelle

«les rêves télépathiques». On faisait brièvement se rencontrer deux personnes, puis on en enfermait une dans une chambre où elle dormait et on faisait se concentrer l'autre sur un dessin. On réveillait ensuite la personne qui dormait et on lui demandait de quoi elle avait rêvé. Presque toujours, elle avait rêvé du dessin. On abandonna ce type d'expériences parce que, comme le dit très justement Koestler, le problème n'est pas de savoir si la télépathie existe -on sait que ça existe- mais comment ça marche.


Si je m’étends quelque peu sur la télépathie, c'est que, comme va le voir le lecteur, je pense que cette mésaventure à Alonissos fut le point de départ de tous mes problèmes ultérieurs. En effet, quelques semaines à peine après être rentré à Paris, j'étais tout à fait normalement allongé sur mon lit, ne pensant à rien de particulier quand, tout à coup, j'eus une vision à peine croyable : le visage de la femme que j'avais vu à Alonissos m'apparut dans une sorte de médaillon et elle me dit en souriant: «Tu vas voir ce que je vais te faire». C'est le premier événement surnaturel qui m'arriva dans l'existence, mis à part l'étincelle sur le bateau en 1980, et c'est juste après cela que j'entendis, pour la première fois de ma vie, des voix.


Ça devait être fin août 1983. J'étais debout dans mon studio, face à ma bibliothèque, quand soudain j'entendis dans mon oreille droite une voix d'homme, douce et amicale, me demander: «Qui est le plus grand écrivain polonais?» Pour une raison inexplicable, je ne fus pas surpris d'entendre une voix venue d'ailleurs et je répondis : «Gombrowicz» (Witold Gombrowicz). La voix répéta : «Qui est le plus grand écrivain polonais?». Je dis à nouveau: «Gombrowicz». Elle répéta, une fois encore:


«Qui est le plus grand écrivain polonais?». Cette fois, j'eus une sorte d'inspiration, et je dis : «Mickiewicz». La voix ajouta: «Et son prénom?». J'étais maintenant en état de transe et je dis, dans un souffle: «Adam». A cet instant un vent incroyable souffla à travers mon cerveau. J'eus l'impression que ce vent_balayait toutes les saletés que les drogues, le LSD en particulier, y avaient mises. Je n'avais jamais de ma vie entendu parler d'Adam Mickiewicz et pourtant il est unanimement considéré comme le plus grand écrivain polonais.


Il me fallut seize ans pour parler de cette histoire à quelqu'un. J'en parlai d'abord à ma mère, en octobre 1999, en lui disant : «Maman, je ne veux pas te choquer. Voilà ce qui est arrivé». Elle me répondit: «Tu ne me choques pas. Ce que je trouve étonnant c'est que tu ais retrouvé le nom de cet écrivain polonais». J'en parlai ensuite dans ma dernière lettre à Richard Rhodes -un très grand écrivain américain dont je parlerai plus loin- que je montrai à Frédéric de Rivoyre. Il eut une réflexion d'une justesse absolue. Il me dit: «C'est comme dans les rituels vaudous où les gens entrent en transe et se mettent à parler une langue qu'ils ne connaissent pas».


Effectivement, c'est tout à fait ça. J'étais en état de transe et personne ne peut vraiment expliquer comment de tels phénomènes se produisent.


A l'époque, je voulais tout de même en savoir plus. J'allais dans les trois librairies polonaises de Paris et j'achetais tous les livres de Mickiewicz traduits en français que je trouvai.


Je me procurais surtout la très belle biographie de Maria Czapska, «La vie de Mickiewicz», parue chez Plon en 1931. Je voulais savoir pourquoi cette voix me comparait à Adam Mickiewicz -parce que c'était ça qu'elle faisait. Je me rendis compte que Mickiewicz, qui vivait au XIXe siècle, avait eu lui aussi une existence vraiment étonnante, qu'il s'était battu toute sa vie pour libérer son pays du joug russe. J'allais voir la statue qui avait été élevée en son honneur Place de l'Alma (juste à l'endroit où est morte la princesse Diana). J'étais tout de même très impressionné d'être comparé à Adam Mickiewicz.


Je fis, à ce moment-là, un rêve capital, le plus important de ma vie. Je l'appelle «le rêve de Dieu». Je me retrouvai soudain dans une grande pièce. Un homme, chauve, la soixantaine, avec un costume sombre, l'air très sérieux et très sévère, se trouvait en face de moi. Il se tenait à côté d'un immense bureau complètement vide. Derrière lui, il y avait de grandes baies vitrées et le ciel. Je compris immédiatement que c'était Dieu, mais en moi-même je me dis : «C'est le président d'Amnesty International». Il me dit une seule chose: «Vous ne fumerez pas devant moi». Le rêve s'arrêta là. Je ne sais pas ce qu'il me dit ensuite.


*


A cette époque, je couchais avec une fille que j'avais rencontré dans un bar. La dernière nuit que nous passâmes ensemble, en septembre 1983, elle s'endormit avec son coude enfoncé dans mes reins. Cette nuit-là, je fis un nouveau rêve stupéfiant. J'étais dans une grande salle pleine de monde et une sorte de mage se tenait sur une estrade. Il me demandait de choisir une carte, mais en fait il voulait que j'en prenne une en particulier. Je pris la carte, la retournait. Il y avait dessus le visage d’une femme extraordinairement belle. A cet instant, tout le monde dans la salle me regarda d’un air terriblement ironique et cruel. Une jeune fille entra alors brusquement dans la pièce, me prit par le bras et m’entraina dans un endroit complètement gris. Quand je me réveillais, je compris immédiatement le sens de ce rêve. La femme, c’était la femme que je cherchais en France et que je ne pouvais pas trouver ; le jeune fille, c’était l’exil ; les hauts immeubles gris, les buildings américains. Ce rêve était le rêve de mon exil aux Etats-Unis.


En me réveillant ce matin-là, j’avais horriblement mal aux reins. Je croyais que c’était parce que la fille avec qui je couchais avait enfoncé ses coudes dans mes reins. Les douleurs s’accentuèrent et je crus alors que j’avais un calcul aux reins. J’allais voir un spécialiste qui me dit que je n’avais absolument rien. Puis, je sentis un fluide me monter des reins au cerveau. Cela dura pendant quelques jours, jusqu’au moment où les coups cessèrent brutalement, mais où j’entrais dans un état de transe complet. J’errais dans les rues du 13e arrondissement, complètement halluciné. J'ai du mal à me souvenir de la chronologie exacte des événements, à cause de mon état de l'époque d'abord, et parce qu'ils s'étalent sur une période assez longue : de l'automne 1983 au printemps 1984.


Quoiqu'il en soit, je crois que c'est à peu près au cours de l'hiver 1983-84 que j'eus d'incroyables hallucinations visuelles. Comme dans La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, les acteurs me parlaient -j'allais beaucoup au cinéma à cette époque, complètement interloqué par ce phénomène. Aujourd'hui, je me souviens seulement de deux exemples d'hallucinations visuelles. La première, c'est quand j'allais voir Un Amour de Swann avec Alain Delon et Jeremy Irons. Il y a une scène où les deux acteurs se parlent au Jardin des Tuileries. A un moment, Alain Delon tourna la tête vers moi et me demanda: «Vous savez à quel âge vous mourrez?» Et je répondis immédiatement: «75 ans». L'autre fois, c'est quand j'allais revoir La Nuit de l’iguane avec Deborah Kerr, Ava Gardner et Richard Burton. Il y a une scène, dans le café, où tous les acteurs sont réunis. Les larmes aux yeux, je dis mentalement à Deborah Kerr qui me plaisait beaucoup: «J'aimerais avoir une femme comme vous». Je la vis alors se déplacer directement vers moi, face à l'écran, tandis que les autres acteurs me regardaient l'air attristé, et me dire sur un ton très ferme: «Win!» («Gagne!»). Je ne comprenais pas ce qu'elle voulait que je gagne.


Naturellement, je ne donnais plus signe de vie à ma famille. Pierre était terriblement inquiet, il disait qu'il allait venir enfoncer ma porte. Ils réussirent finalement à entrer en contact avec moi (j'avais dû débrancher le téléphone, puis le rebrancher), ils virent dans quel état j'étais et me firent interner pendant un mois dans une clinique psychiatrique.


Malheureusement, là, on ne me questionna pas, on n'essaya pas de savoir ce qui s'était passé et donc on ne comprit pas que j'avais tous les symptômes de la psychose maniaco-dépressive.


Quand je sortis de clinique, je sentis bien que je n'étais pas complètement guéri, mais la vie redevint à peu près normale et je pus réintégrer mon studio. Malheureusement, les choses se remirent à empirer et, au printemps 1984, au moment même des grandes manifestations pour l’école libre, je vis un soir deux millions de personnes défiler sur le Boulevard Auguste-Blanqui, à côté de chez moi. C’était comme en mai 68, et comme en mai 68 j’entrais en état de transe complète. J’eus l’impression d’entrer en contact télépathique avec François Mitterrand. Je lui disais qu’il ne fallait pas qu’il fracture le société française, qu'il devait abroger la loi Savary et changer de Premier Ministre. La transe dura peut-être dix minutes, au bout de quoi il se passa quelque chose d’absolument stupéfiant. J’entendis la femme de François Mitterrand dire à son mari : « Demande-lui comment est sa femme. » (Elle faisait manifestement référence à la femme d’Alonissos.) Et j’entendit alors la voix de François Mitterrand me dire : « Elle est comment, votre femme, Monsieur Rival ? » A cet instant précis, j’apparus à François Mitterrand, je le vis allongé dans son lit, et je lui dis : « Elle est super ! » Le lendemain, François Mitterrand abrogeait la loi Savary, se séparait de Pierre Mauroy et prenait Laurent Fabius comme Premier Ministre. Inutile de dire que j’étais totalement abasourdi par ce qui venait de se passer. Je n’y comprenais rien. J’étais quelqu’un de normal et il ne m’arrivait que des histoires de fou.


Je me dis que c'était le KGB qui me manipulait, parce qu'apparemment les Soviétiques avaient fait des expériences télépathiques très poussées. J'étais complètement affolé. Il n'y avait qu'une personne que je pouvais aller voir, qui était assez sensée pour comprendre mon état et m'aider, c'était mon père. J'accourus rue de Civry, là où il habitait avec Evelyne, et je lui dis «Papa, j'ai branché Mitterrand. Je suis manipulé par le KGB». Mon père était complètement interloqué, il n'avait jamais entendu une histoire pareille. Il me dit plus tard que j'avais modifié toutes ses conceptions sur la santé mentale, mais il réagit immédiatement. Il connaissait un grand docteur, spécialiste des maladies mentales, le docteur Lionel Bénichou, qui pratiquait au château de Fréville, à Orthez, près de Pau.


Lui-même s'était fait hospitaliser là pour de légers problèmes d'alcoolisme quelques années auparavant. Il l'appela et je fus immédiatement envoyé à Orthez. C'est ma mère qui m'accompagna là-bas.


A Orthez, ils comprirent enfin ce que j'avais et ils me mirent sous lithium. La procédure de mise sous lithium est complexe, et il fallut un mois pour la mener à bien. Un jour, ils me donnèrent un médicament qui m'empêchait de rester en place une seconde. Je n'arrêtais pas de déambuler dans tout le château, dans un état de nervosité épouvantable. Je me souvins alors que Soljenitsyne disait, dans L'Archipel du Goulag, que l'on donnait ce médicament aux prisonniers, en Union Soviétique, pour les torturer. C'était effectivement une véritable torture.


A la fin de mon séjour à Orthez, le docteur Lionel Bénichou vint me voir et je lui demandai : «Qu'est-ce qui s'est passé?». Il me répondit simplement en souriant: «C'est votre logiciel qui est entré dans votre progiciel».


Je rentrai à Paris avec une dose invraisemblable de médicaments à prendre. Je restai trois mois allongé toute la journée sur le lit de mon studio. Je me traînais le soir chez ma mère, qui n'habitait pas loin, et elle me préparait à dîner. Je n'avais pratiquement plus d'argent et c'est mon père qui m'entretint pendant ces trois mois. Le seul endroit où j'allais était le centre psychothérapeutique Philippe Paumelle, dans le 13e arrondissement, et c'est là que je rencontrais l'homme qui fut mon médecin traitant pendant 13 ans, le docteur Jeanneau.


Il va de soi qu'à ce moment, il était hors de question que je sois la réincarnation d'Adam Mickiewicz ou de qui que ce soit d'autre. Tout ce que je voulais c'était guérir, oublier cette histoire et me remettre au travail. Le docteur Jeanneau le comprit très bien et il eut une approche thérapeutique absolument parfaite. C'était un homme extrêmement courtois et gentil et je me sentais tout à fait à l'aise dans son bureau. Nous n'avons jamais parlé de ce qui s'est passé en 1983-84, ni même avant. Nous cherchions à aller de l'avant, un point c'est tout. Au début, j'allais le voir très souvent, deux fois par semaine, puis, au fur et à mesure que j'allais mieux, les visites s'espacèrent.


Mon problème immédiat était de retrouver du travail et, là, j'eus de la chance. J'allais beaucoup mieux au bout de trois mois, je pus alléger mon traitement, et me remettre à écrire des articles et à faire des traductions. J'avais le sentiment que les choses allaient aller mieux, parce que j'étais fondamentalement quelqu'un de sérieux et de travailleur, que j'avais un excellent docteur et un excellent traitement. Tout se passa bien jusqu'à l'hiver 1985-86. Là, tout s'arrêta. On cessa de me donner des piges et des traductions. Il y avait les législatives de 1986 et tout le monde avait peur de la cohabitation, personne ne savait comment les choses allaient se passer. Au fur et à mesure que les mois s'écoulaient, mon compte en banque s'amenuisait. Je ne savais plus quoi faire. En désespoir de cause, j'allais chez ma mère, je m'allongeais sur son canapé et je lui dis : «Maintenant, il ne me reste plus qu'à mourir».


Le lendemain, je reçus un coup de téléphone de Nicole qui me dit, sur un ton joyeux: «Pierre a rencontré son ancien patron, Roger Caratini, l'écrivain, au Festival de Cannes. Il cherche un secrétaire particulier. Il voudrait te rencontrer».


Commentaires

Articles les plus consultés