Le retour

 

En rentrant à Paris, en juin 1974, j'avais décidé d'abandonner complètement mes études. J'avais fondamentalement le sentiment de n'avoir plus rien à apprendre de l'université, d'en avoir fait le tour. De toute façon, mon diplôme ne valait rien. Je n'avais même pas l'équivalent d'une licence, mais d'un DEUG, et personne dans ma famille ne pouvait continuer à me financer des études.


Je voulais travailler et, au départ, quand mon père me posa la question, je lui dis que je voulais faire un travail manuel, pas intellectuel. Après tout, c'est comme ça que j'avais vécu aux Etats-Unis, en classant des bouquins et en nettoyant des bureaux. Papa s'était entre-temps remarié avec sa quatrième femme, Evelyne, avec qui il vécut jusqu'à la mort, soit plus de 25 ans. Il avait un ami encadreur qui avait son atelier près de Dijon. Il m'envoya là-bas faire un stage d'un mois. Naturellement, cela se passa très mal parce que je n'étais évidemment pas fait pour un travail manuel, mais pour un travail intellectuel. Je rentrai à Paris au bout de trois semaines.


A l'époque, j'avais vingt ans et je rêvais d'avoir le destin d'Henry Miller: écrire comme lui; coucher comme lui avec des tas de filles. Je lisais tous ses livres, Nexus, Plexus, Sexus, le Colosse de Maroussi, etc. J'étais impressionné par sa culture, sa désinvolture, sa boulimie d'écriture. Curieusement, il m'arriva un peu le destin d'Henry Miller puisque, d'une part, je trouvai un emploi au Herald Tribune, rue de Berri, en novembre 1974 -et Henry Miller avait travaillé comme coursier pour le Paris Herald Tribune dans les années 20- et que, d'autre part, j'eus pas mal de maîtresses entre cette date et août 1975. Mais je n'avais rien de particulier à écrire, mis à part ma correspondance avec Ken, qui avait commencé avec son départ pour Atlanta, en 1973. Nous nous écrivions beaucoup et je me souviens que toutes ses lettres commençaient par «Michel-ji», qui est la forme népalaise de «cher Michel». J'ai perdu - ou jeté- toute cette correspondance, ce qui est dommage car elle était vraiment intéressante et bien écrite.


J'avais trouvé mon boulot au Herald Tribune par relations. Tout le monde se souvenait que j'étais le beau-fils de Richard Leblanc et, ce qui les intéressaient aussi, c'est que j'étais un Français parfaitement bilingue et que je n'avais pas besoin de permis de travail pour collaborer avec eux. J'avais un job très agréable et pas du tout contraignant au Herald Tribune. Je m'occupais au départ des télex et je me souviens avoir pu suivre en direct, quasiment minute par minute, la chute de Saïgon en 1975. J'étais totalement exalté par cet événement.


La salle de télex était une petite pièce, toute en longueur, située juste à côté de la rédaction. Les machines étaient alignées de chaque côté du mur -il y avait Reuter, UPI, l'AFP, etc.- et elles crépitaient tout le temps. Il y avait un bruit infernal, mais j'adorais ça. Mon travail consistait à dispatcher les dépêches aux journalistes -chaque journaliste avait un domaine de travail précis. Les horaires étaient excellents. On travaillait de 4 heures à 11 heures du soir, ce qui me laissait l'essentiel de la journée libre, et j'étai très bien payé (2.500 F par mois, un salaire important pour l'époque). Je pouvais ainsi aider ma mère à payer le loyer du

219 boulevard Raspail, où je m'étais remis à habiter.


A l'époque, ma mère et mon frère militaient beaucoup pour les immigrés sans-papiers. Ma mère avait même participé à une grève de la faim et elle s'était liée d'amitié avec des tas de gens sympas : des Français, des Tunisiens. Moi, je n'ai jamais eu une âme de militant. Je ne suis allé qu'à deux manifestations dans ma vie : l'enterrement de Pierre Goldman (j'ai eu ma photo en première page de Libération ce jour-là) et la grande manifestation qui eut lieu lorsqu'il y eut l'affaire des Juifs de Carpentras -ce qui ne signifie pas que je n'ai pas d'opinions politiques; au contraire, je suis très politisé.


Bientôt, on me changea de poste au Herald Tribune. J'étais à présent affecté à la section financière du journal, avec deux journalistes, Carl Gewirtz et Ian Gummer, et je m'occupais de récupérer toutes les informations financières du jour -cours de la bourse, cours des métaux et des changes, etc.- pour qu'ils puissent être publiés dans le journal du lendemain. C'était un boulot encore plus facile et je pouvais l'expédier en trois heures. Je passai le reste de mon temps à aller me balader sur les Champs-Elysées et à manger dans des fast-foods (les tous premiers à Paris). J'étais ami avec Ian, qui était un Anglais très fin, et je faisais des portraits de lui (je suis très bon dessinateur). Curieusement, je revis Ian quelques années plus tard, lorsque j'étais devenu accompagnateur de voyages. C'était en Crète, et je convoyais un groupe à une étape du circuit, Damione, une ravissante plage de sable avec un hôtel-restaurant très sympathique. Je tombai sur Ian en train de réparer sa Land-Rover. Ian avait quitté le Herald Tribune et il avait décidé de se balader à travers l'Europe en voiture. Il m'enviait mon boulot et me dit que j'avais de la chance. Plus tard, j'appris que Ian avait des problèmes d'alcoolisme et qu'il avait dû se flaire rapatrier chez sa famille, en Angleterre. Je ne sais pas ce qu'il est devenu depuis.


J'ai dû coucher avec au moins quatre filles entre novembre 1974 et août 1975, toutes très jolies : deux tunisiennes, que j'avais rencontré dans le collectif de sans-papiers; une américaine, qui était adorable et qui avait une chambre de bonne donnant sur le boulevard Saint-Germain; et une très belle française que je rencontrai lors du magnifique voyage que je fis en Grèce avec ma mère, en juin 1975. Auparavant, je n'étais pas encore très sûr de mon charme, mais à présent j'en pris conscience. J'étais jeune, musclé (à cause de mon job de nettoyeur de bureau à l'AHEA qui était très physique), indépendant financièrement. Je plaisais beaucoup aux femmes.


Aujourd'hui, j'ai 45 ans et j'ai l'impression de ne plus terriblement plaire aux femmes (ma mère me dit que, c'est vrai, je ne suis pas à proprement parler beau, mais elle ajoute : «Mais tu as beaucoup de charme. Tu as beaucoup de charme»). Moi, lorsque je me regarde dans une glace, je ne me trouve pas beaucoup de charme. Je suis un peu trop gros, mais ça c'est 1’âge. La seule chose que je me trouve, c'est que j'ai beaucoup d’énergie dans le visage. C'est la seule qualité physique que je me trouve.


Au printemps 1975, je commençai à m'occuper de mon service militaire parce que j'allais bientôt être incorporé. Là, j'eus un coup de chance extraordinaire. Ma mère connaissait une femme qui militait avec elle pour les sans-papiers et qui travaillait au Ministère des Affaires étrangères, rue La Pérouse, dans le 16e arrondissement. C'était une femme très gentille et son travail consistait à réceptionner les demandes de candidature d'aspirants coopérants et à sélectionner les meilleures. Elle s'occupait de la section Afrique-Asie. Je pris rendez-vous avec elle et j'allais la voir. Elle me demanda où je voulais aller et je lui répondis : «En Amérique du Sud»; mais elle me dit qu'elle ne s'occupait pas de cette section. Alors je lui dis :


«Bon, voyons l'Asie». Elle avait deux postes : un au Sri Lanka, un autre au Népal. Dès qu'elle prononça le mot Népal, je faillis bondir de mon siège et je lui dis immédiatement : «Oui, le Népal, le Népal!». J'étais sidéré par ce coup de chance.


Peu après, je fis mes trois jours (en fait, un jour et demi) à Vincennes. On nous projeta un film sur la menace soviétique et la nécessité de s'armer contre elle; puis nous passâmes une visite médicale. Ensuite, nous devions remplir un questionnaire nous demandant dans quelle arme nous voulions servir. C'était des questions du type : «Voulez-vous être dans les tanks? sur un navire de guerre?, etc. A chaque question, je répondais «non». Je rencontrai peu après le colonel qui avait étudié mon questionnaire. Il me dit: «Je suis assez interloqué, vous avez répondu "non" à toutes les questions». Je lui expliquais que j'allais partir dans la coopération. Il me dit : «Bon, si ça ne marche pas, vous serez traducteur». Là aussi c'était un coup de chance, parce que cela signifiait que j'aurai un travail de bureau et pratiquement aucune contrainte militaire. Je pourrai tous les soirs rentrer coucher chez moi.


Je reçus bientôt le papier officiel m'apprenant que j'étais nommé pour deux ans comme professeur de Français à Katmandou. On nous convoqua ensuite à un stage d'une semaine rue La Pérouse. J'étais très déçu. Je pensais qu'on allait nous expliquer comment faire pour enseigner le français par des techniques audiovisuelles aux étrangers, mais en fait les professeurs -d'anciens coopérants- se contentaient de parler de linguistique. C'est là, que je rencontrais l'autre coopérant qui était lui aussi nommé au Népal, Patrick Cowan, un grand blond avec une moustache, la trentaine, assez séduisant.


En sortant du stage, je me baladais avec Cowan sur les Champs­ Elysées quand il me dit sur un ton très directif : «Bon. Nous allons vivre ensemble à Katmandou». J'étais assez indigné par son autoritarisme et je me dis en moi-même qu'il n'était pas question que je vive avec ce type. De toute façon, j'en avais assez d'avoir des co-locataires. Je n'avais eu que ça aux Etats-Unis et, même en France, j'avais été obligé de vivre avec ma mère pour l'aider à payer son loyer. En plus, j'étais assez fatigué par tous les événements qui s'étaient produits dans mon existence jusque-là et je voulais profiter de mon séjour au Népal pour me relaxer un peu.


Ma mère, à cette époque, allait perdre son appartement du 219 boulevard Raspail, parce que ses propriétaires le vendaient. Je lui dis alors qu'elle serait la bienvenue au Népal, qu'elle pourrait loger chez moi et y rester le temps qu'elle voudrait. Rubye Monet me dit alors sur un ton presque furieux: «Qu'est­ ce qu'elle va faire après?». J'étais assez interloqué. Je n'étais tout de même pas responsable à ce point de ma mère.


J'avais ma vie, elle avait la sienne. De toute façon ma mère n'allait bientôt plus avoir d'appartement. Je me trouvai plutôt très généreux avec elle.


*


Je partis au Népal en août 1975. Cowan, lui, rata son avion et faillit avoir tout de suite des ennuis avec l'ambassade. A Katmandou, nous fûmes logés dans la résidence de l'ambassadeur pendant quelques jours, puis nous cherchâmes un logement. Il y avait un bel appartement près de Swayambunath, une stupa sur une colline, qui est l'un des lieux les plus sacrés pour les bouddhistes. Je voulais le prendre, mais Cowan me dit: «Et moi? Je le veux peut-être aussi». Tout ce que nous vîmes à louer ensuite furent de grandes maisons. Malheureusement, je n'avais pas le choix, il allait falloir que je vive avec Cowan. Nous trouvâmes une magnifique maison à Kopundol, un quartier résidentiel situé entre Katmandou et la ville médiévale de Patan, toute proche. La maison était située sur une colline et dominait Katmandou. On pouvait parfaitement apercevoir de là la chaîne de l'Himalaya. Il y avait trois chambres, un très grand salon, une salle à manger, une cuisine, deux salles de bain, tout le confort moderne, un très beau jardin tropical. C'était luxueux.


Je détestais l'autoritarisme de Cowan. Je le trouvais tout de suite odieux, mais je n'avais que 21 ans et lui 32 et il m'imposait, en quelque sorte, sa loi. Je trouvai très difficile d'échapper à son emprise et c'était vraiment insupportable parce que j'étais totalement hostile à ce type complètement imbu de lui-même (mon père, quand il le rencontra, l'appela «Monsieur je-sais-tout») et insensible aux autres (il méprisait les Népalais qui sont pourtant les gens les plus adorables au monde). Inutile de dire que ce séjour commençait très mal pour moi si je devais vivre deux ans avec ce type.


Curieusement, j'ai récemment eu trois rêves de Cowan, que j'ai complètement perdu de vue depuis 1977, et nous étions en termes très amicaux. Il est vrai que les choses s'arrangèrent quand nous nous mîmes à faire des randonnées ensemble et, surtout, quand nous nous mîmes à recevoir des gens à la maison. Et Cowan n'avait pas que des défauts : il était très sportif, avait beaucoup d'initiative (c'est grâce à lui que j'appris le népali et le sitar) et était particulièrement débrouillard. Nous fîmes ensemble des randonnées extrêmement difficiles dans l'Himalaya et nous nous en sortîmes toujours bien (il est vrai que c'est moi qui l'avais incité à faire de la randonnée). Cowan avait eu une vie assez aventureuse auparavant. Il avait fait quatre ou cinq fois la route des Indes en 2 CV, et gagnait de 1’argent en donnant des cours de français dans les centres culturel en Iran, au Pakistan, etc. Puis, il était allé aux Etats-Unis et au Mexique où il avait trouvé un emploi de professeur de français et de professeur de sciences politiques, à Mexico. Il avait ensuite gagné assez d'argent pour se payer une moto (une Honda 250) et s'était baladé à travers le Mexique et l'Amérique centrale, jusqu'au Panama. Il passait les nuits en plein air et dormait dans son hamac (qu'il avait amené avec lui à Katmandou).


J'étais tout de même très malheureux pendant ces six premiers mois. D'une part, sous l'emprise de Cowan qui fumait tout le temps de l'herbe, je m'étais remis à me droguer. Or le haschisch népalais est extraordinairement fort et me mettait dans un état épouvantable. Heureusement, je compris que ça ne pouvait plus durer et, au début de l'année 1976, je décidai d'abandonner totalement la drogue (je n'y ai plus touché depuis). Ensuite, je couchai avec quelques touristes de passage, mais je le faisais sans grand enthousiasme. Puis, je rencontrai Tara Manandhar.


Tara était une très jolie népalaise brune de 19-20 ans, toujours habillée en sari, petite, avec un visage et un corps ravissants. Elle était de la caste Newar, qui est la caste des artistes au Népal, et qui a fait toutes les œuvres d'art que l'on trouve à Katmandou et ailleurs : les statues, les temples, les maisons aux fenêtres ouvragées (la vallée de Katmandou est un véritable petit bijou architectural et il y a beaucoup de sites protégés par l'Unesco).


Elle parlait couramment plusieurs langues, le népali, le newar, l'anglais. Elle assistait à mes cours de français et c'est comme ça que je l'avais rencontré. Je donnais quatre heures de cours par jour, deux le matin et deux le soir, et Cowan m'avait rapidement expliqué comment utiliser le magnétophone et l'appareil qui projetait les diapositives. Il n'y avait pas de livre de classe, tout se passait en français et on apprenait intuitivement, à l’oreille, en essayant de comprendre ce que se disaient les personnages sur l'écran. C'était une très bonne technique et elle marchait. Tara parla vite couramment le français -il est vrai qu'elle passait toutes ses journées avec moi- et, lorsque je revins à Katmandou accompagner un voyage, en 1978, je rencontrai un ancien étudiant qui m'aborda dans un français parfait. J'étais heureux de voir que mon travail avait porté ses fruits.


Je sentais bien que Tara était très attirée par moi et elle me le montrait. Mais je me rendais compte que c'était une grave erreur de coucher avec une Népalaise, parce que le Népal était un pays très moyenâgeux et les mœurs n'étaient pas libres.


Mais j'allais tellement mal à cause de cette histoire de Cowan que je la séduisis. Et puis nous restâmes très discrets et prudents. Tara venait me voir dans l'après-midi chez moi, nous n'avons jamais passé une nuit ensemble et je lui fis tout de suite prendre la pilule. L'autre événement marquant de mon séjour au Népal fut la découverte de la randonnée. Je fis mon premier trek (c'est comme ça qu'on appelle la randonnée au Népal) en allant au camp de base de l'Annapurna. Je partis de Pokhara, une ville située à l'ouest du Népal et jouxtant un très beau lac et je remontais, seul, vers Gandhara, Gandhrug, puis le camp de base de l'Annapurna. Je me souviens qu'au camp de base, je rencontrais l'attaché commercial de l'ambassade de France et sa femme. Ils étaient en état d'hypothermie et à court de vivres. Je leur donnais une boîte de thon et ils me remercièrent comme si je leur avais sauvé la vie. En rentrant de ce trek de quinze jours, j'étais totalement exalté et j'écrivis à ma mère pour lui dire que j'étais devenu un véritable porteur népalais.


J'ai toujours pensé que si Van Gogh avait vécu au Népal, ses toiles auraient été encore plus belles et il ne se serait jamais suicidé. Le pays était d'une beauté inouïe. Il y avait d'immenses collines couvertes de rizières et de bananiers, des torrents majestueux, d'extraordinaires ponts suspendus, les pré-montagnes culminaient à 5.000 m. Quant à la chaîne de l'Himalaya, c'était purement et simplement sidérant tellement les montagnes étaient imposantes et majestueuses. Même en les voyant de Katmandou, à 100 km de là, il fallait pratiquement se tordre le coup pour apercevoir leur sommet.


En plus, je parlai assez bien népali au bout de quelques mois et je pouvais m'aventurer dans des régions inaccessibles aux touristes (ce que je fis). Les Népalais étaient extraordinairement accueillants et souriants, bien qu'ils aient des vies très dures : les paysans devaient faire des kilomètres pour atteindre leur champ, et les porteurs qui convoyaient à pied les marchandises de région à région devaient faire de bien plus longues distances et portaient des charges horriblement lourdes. L'espérance de vie ne dépassait pas, à l'époque, 37 ans, et je ne crois pas que ça ait beaucoup changé.


*


J'étais sincèrement épris de Tara, elle était adorable et extraordinairement gentille, mais je n'étais pas follement amoureux d'elle. Il m'était devenu difficile de tomber follement amoureux d'une femme, aussi gentille fût-elle, après ce que m'avait fait Diana. Tara voulait certainement qu'on se marie, mais elle comprit ce que je ressentais. Elle me disait parfois en pleurant: «Tu ne m'aimes pas! Tu ne m'aimes pas!»; puis, en riant cette fois : «Tu es un sale mec!».


Je ne cessais de dire à Tara, dès le début de notre liaison:

«Tara, il va falloir que je parte un jour». Et je lui répétais ce que m'avait dit Ken, en 1972 : «Il faut que tu prennes ta vie entre tes mains». Tara voulait quitter le Népal, elle trouvait le pays trop étriqué, elle était beaucoup trop moderne d'esprit (je lui dis un jour: «Tara, tu es la première femme moderne du Népal»). En plus, je n'avais que 22-23 ans, j'étais trop jeune pour me marier, je voulais être libre, vivre ma vie, avoir de nombreuses aventures féminines. Néanmoins, même sachant tout cela, Tara était heureuse. J'avais beaucoup d'argent à l'époque, le Népal était un pays extraordinairement bon marché et j'étais très bien payé comme coopérant. Je pouvais l'inviter plusieurs fois par semaine dans les meilleurs restaurants de la ville, lui acheter des saris, des bijoux, etc. Je voulais la gâter pour me faire pardonner du fait que, tôt ou tard, il faudrait que je la quitte.


Il y avait beaucoup de fêtes religieuses au Népal et l'école de langues fonctionnait quasiment à mi-temps. Nous en profitions, Cowan et moi, pour faire des treks. Il suffisait que nous ayons trois ou quatre jours devant nous pour que nous sautions dans un bus et allions visiter une nouvelle région du Népal. Je connais à fond tout le Népal (sauf l'extrême est et ouest, et la jungle du Teraï dans le sud). Nous passâmes une fois un col situé à 6.000 m d'altitude, le Treshi Lapsha, un trek extraordinairement difficile mais que nous réussîmes à faire.


J'allais voir l'Everest, tout le Népal central et oriental.


Une foule de gens venaient nous rendre visite. La sœur de Cowan et son petit ami, deux motards qui faisaient le tour du monde, des amis français de l'époque, Françoise Calao et Alain Rollet, pour qui je préparai des treks. Mais les trois visites les plus marquantes furent celles de mon père et d'Evelyne, d'un ami de Ken, John Guardalabene, et, évidemment, de ma mère. Papa et Evelyne vinrent passer trois semaines à Katmandou, en 1976. Je leur organisai un petit trek vers l'Annapurna et un voyage dans la jungle du Teraï. Ils rencontrèrent Tara qu'ils trouvèrent ravissante. J'étais très heureux de pouvoir donner ce petit bonheur à mon père, après ce qu'il avait fait pour moi en m'envoyant aux Etats-Unis. Lui­ même était absolument ravi de son séjour et ça nous rapprocha beaucoup par la suite.


John Guardalabene était un ami de Ken (ils avaient fait le Peace Corps ensemble au Népal) et il était devenu réalisateur de documentaires pour la télévision. C'était un garçon très intelligent et charmant, âgé de 30 ans environ, et il venait au Népal faire un reportage sur le Dolpo, une région tibétaine de l'ouest du Népal. Mais cette partie du Népal était interdite aux étrangers et il lui fallait une autorisation spéciale, très difficile à obtenir. John attendit sept mois chez nous cette autorisation. En désespoir de cause, il repartit pour les Etats-Unis. L'autorisation arriva le lendemain! A son départ, John m'offrit un magnifique tambour népalais admirablement sculpté que j'ai toujours, accroché à un mur de mon appartement. Je revis John en 1986, à San Francisco, et n'ai jamais cessé depuis d'être en contact avec lui et sa charmante femme Toni.


Quant à ma mère, je pense sincèrement que les huit mois qu'elle passa à Katmandou furent les plus heureux de sa vie. Elle adorait les Népalais. Elle disait que si la Terre devait être détruite, il faudrait qu'un seul peuple survive, les Népalais. Maman passait son temps chez les antiquaires à chercher des petits objets d'art népalais et tibétains. Elle aussi aimait beaucoup Tara et détestait Cowan, mais elle me disait que ce qui m'était arrivé avec Cowan serait une bonne expérience pour moi et j'estime aujourd'hui qu'elle avait raison de le penser.


Le seul problème à l'époque, c'est que Richard avait complètement cessé de lui verser une pension alimentaire. Il lui avait écrit une lettre dans laquelle il lui disait qu'il avait perdu son job à l'American University et qu'il devait vendre sa maison, sa voiture, le chien... Il allait tôt ou tard falloir songer au retour. Je n'avais pas de logement à Paris, aucun travail ne m'y attendait et j'allais sérieusement devoir m'occuper de ma mère. C'était aussi une des raisons pour laquelle je ne pouvais pas emmener Tara avec moi en France.


C'aurait été une charge véritablement trop lourde, parce qu'elle n'aurait pas pu trouver de travail à Paris et que je ne pouvais pas l'entretenir.


J'envoyai ma mère faire des treks dans le Népal central et vers l'Annapurna, m'arrangeait pour qu'elle puisse avoir des porteurs. Nous fîmes un trek ensemble, vers les lacs sacrés du Gosaïkund, un groupe de lacs situé dans des pré-montagnes, au nord de Katmandou. Là, je faillis perdre la vie. Nous venions de quitter la région des lacs et je marchais seul, en tête, sur un petit sentier bordant un précipice d 1.000 m, quand, tout d'un coup, mon pied glissa sur une plaque de glace. Je glissais très lentement vers le précipice, mais je ne pouvais pas arrêter la chute. Je compris que j'allais mourir à 21 ans mais, curieusement, je restai très calme. Tout d'un coup mon pied gauche s'immobilisa sur une motte de terre et je restai, là, en suspension. A ce moment, le porteur et ma mère arrivèrent, virent ma situation et le sherpa me lança une corde. Je pus remonter sur le sentier.


Quelques mois avant mon propre retour en France, ma mère quitta le Népal. Elle avait besoin d'argent et avait appris qu'elle pouvait en gagner beaucoup en étant femme de ménage au Danemark. Je quittai moi-même le Népal en juin 1977. Lorsque mon avion décolla, je l'appris plus tard, Tara s'évanouit.


*


Après avoir quitté le Népal et Tara, j'allais à Delhi, en Inde. J'avais commencé quelques mois auparavant à prendre des cours de sitar à Katmandou. J'aimais depuis longtemps la musique indienne et je voulais m'y essayer. Or, mon père connaissait à Delhi un milliardaire indien, Charat Ram, gui possédait un centre culturel où on enseignait la musique indienne. Mon père avait parlé de moi à Charat Ram et celui-ci lui avait dit qu'il m'invitait à venir passer un mois chez lui et à suivre des cours de sitar gratuits. La famille Ram possédait la plus belle collection d'art indien privé au monde. Il y avait, dans sa villa, de superbes sculptures en pierre, de somptueuses miniatures mogholes, de magnifiques tapis persans.


Je restai donc un mois à Delhi, puis m'envolais pour Téhéran, d'où je pris un bus pour Istanbul. J'allais ensuite passer un mois en Grèce et je rentrai à Paris, en septembre 1977. Très généreusement, Evelyne, la femme de mon père, nous avait prêté, ma mère et à moi, un très grand deux-pièces qu'elle possédait juste en face de chez elle, au 7 rue de Civry, dans le 16e arrondissement. Ma mère était encore au Danemark à cette date. J'attendais son retour en repeignant l'appartement. Puis je passais mon temps libre à lire Le Capital de Karl Marx. J'en lus les trois-quarts.


Ma mère rentra et nous reprîmes la vie commune, comme à l'époque du boulevard Raspail. Mais, cette fois, j'en avais vraiment assez de ne pas pouvoir avoir mon indépendance. Cela faisait trop longtemps que ça durait. Je cherchai donc un autre logement pour moi-même. J'avais des économies, le chômage, et les perspectives de travail n'étaient pas trop mauvaises. Je trouvai un studio, 5 rue des Patriarches, dans le 5e arrondissement, un peu vieillot, mais acceptable et, surtout, situé à deux pas de la rue Mouffetard, dans un quartier que j'adorais. Je le pris. Restait à trouver du travail. Je pensai devenir journaliste, mais mon frère, qui vivait lui-même de piges, me le déconseilla. Il me dit que je devrais plutôt, vu mon expérience, m'orienter vers le tourisme.


J'adoptai alors une technique que m'avait appris Cowan. Je pris le bottin et je repérai tous les principaux tour-operators de Paris. J'allai tous les voir. Cela dura dix jours et, pendant dix jours, je me fis proprement éjecter de toutes les agences. J'avais gardé l'adresse d'une agence pour la fin, parce que j'avais lu un article sur elle dans Le Monde et que je pensais qu'elle me conviendrait bien : c'était Explorator, la plus ancienne agence de voyages d'expédition française (elle avait été fondée en 1971). Là, je fus très bien reçu et on me dit d'aller discuter avec un accompagnateur dans la salle des cartes. J'expliquai à ce garçon ce que j'avais fait, où j'étais allé et, à un moment, il me dit: «Tu parles népali?». Je lui dis : «Oui». Il fut visiblement impressionné. Deux jours plus tard, je reçus un télégramme (je n'avais pas le téléphone) me demandant de contacter immédiatement Explorator. Leur accompagnateur pour le Népal était tombé malade et ils cherchaient un remplaçant.


Je partis deux jours plus tard pour le Népal avec un groupe. Nous devions faire un trek vers le camp de base de l'Everest. Nous restâmes deux jours à Katmandou, puis nous envolâmes pour Lukla, le point de départ du trek. Nous marchâmes une demi­ heure sur un large sentier, puis fîmes une pause. A ce moment, un client décida de faire une photo du groupe et se recula vers le bord du sentier. Par malheur, le sentier était complètement détrempé (c'était juste après la mousson) et la motte de terre sur laquelle il se trouvait se détacha sous son poids. Il tomba dans le ravin et fit une chute de quinze mètres. Je descendis précipitamment avec un porteur, mais il n'y avait plus rien à faire : il avait le front complètement ouvert; il était mort sur le coup. J'étais complètement atterré, mais il y avait un homme âgé dans le groupe qui me dit: «Michel, j'ai été colonel dans l'armée, j'ai fait la guerre, tu dois faire face».


Je fis tout de suite rapatrier le corps vers Lukla, entouré de bandelettes. Les Népalais voulaient l'incinérer, mais je refusai énergiquement. Je voulais que la famille puisse récupérer le corps. Puis, j'appelais l'ambassade de France à Katmandou, leur expliquait ce qui s'était passé et leur demandait d'envoyer un avion de toute urgence. Mais la secrétaire de l’Ambassade de France, Bernadette Vasseux, me rappela que la nuit tombait à 6 heures au Népal et qu’il était déjà 4 heures. « Tu auras ton avion à 9 heures du matin au plus tard. »


Auparavant ,j’avais dit au sherpa d'amener le groupe à l'étape, que je les rejoindrai deux Jours plus tard. Je réussis à les rejoindre en brûlant les étapes, et le reste du voyage se déroula normalement.


A mon retour, j'étais terriblement ennuyé. Je pensais que j'allais être poursuivi en justice parce qu'après tout j'étais responsable du groupe. Mais je fus accueilli comme un véritable héros à Explorator. La famille n'avait pas porté plainte. Jean­ Pierre Picon, le patron d'Explorator téléphona à mon père pour lui dire que j'avais sauvé son agence. Effectivement, en y repensant, ils auraient pu avoir un énorme procès sur les bras.


Inutile de dire que je devins l'accompagnateur vedette d'Explorator. J'ai calculé que j'ai dû faire vingt-cinq voyages pour eux, non seulement au Népal, mais au Yémen, à Djibouti, au Cameroun, au Tchad, à Madagascar, en Grèce. C'était une période inouïe. Les voyages étaient tous plus beaux les uns que les autres. Je savais parfaitement me débrouiller pour les réaliser. Je trouvais toujours de jolies maîtresses parmi les clientes des groupes. J'étais très bien payé (250 F par jour, ce qui était une grosse somme pour l'époque, tous frais payés). Je prenais les long-courriers comme on prend un taxi.


Au printemps 1979, j'eus l'idée de monter mon propre voyage. Je connaissais désormais très bien la Grèce et je songeai organiser un voyage dans les montagnes du Pinde, qui se trouvent sur le continent, face à Corfou. C'est une région complètement sauvage et magnifique, avec des sommets qui culminent à 2.500 m. Je pensai que ce serait un très bon terrain de randonnée. Jean-Pierre Picon approuva le projet et je lui dis que je financerai moi-même tous les frais de repérage.


Tout se passa très bien, j'avais d'excellentes cartes militaires. Je compris parfaitement comment faire pour passer les cols. La population était très accueillante : on n'avait jamais vu un randonneur dans cette région. Je me souviens avoir été reçu dans un village par un jeune couple. Ils me firent dormir dans leur propre chambre. Il y avait une cheminée avec un beau feu de bois qui crépitait, des tapis en poil de chèvre recouvraient le sol et ils me donnèrent des tartes aux épinards - le plat local- à manger. J'étais très touché par leur geste.


Mais au passage du dernier col, il m'arriva une grave mésaventure. Deux dogues énormes apparurent soudain en aboyant violemment. Je crus que j'allais mourir déchiqueté. Je pris une grosse pierre dans chaque main et les menaçait avec. Mais si je reculai, ils avançaient; et si j'avançai, ils ne bougeaient pas. Je ne savais absolument pas comment j'allais me sortir de cette situation. Les chiens ne cessaient d'aboyer. Au bout de cinq minutes, heureusement, un berger arriva, vit la situation et rappela ses chiens. C'étaient de simples chiens de berger, mais j'avais eu la peur de ma vie. Quelques semaines plus tard, j'étais dans les bureaux d'Explorator. Jean-Pierre Picon vint vers moi et me dit «Michel, est-ce que ça t'intéresserait de travailler pour moi comme, salarié?». Je lui dis que j'allais réfléchir. Il comprit que c’était un refus et tourna les talons. Je fis incontestablement, mais je ne le savais pas alors, l'erreur de ma vie en refusant ce travail. J'étais évidemment fait pour un travail de ce type. Jean-Pierre Picon était, certes, un homme d'affaires avant tout, mais c'était une personne sympathique, courtoise et facile à vivre. Nicolas Loizillon, son collaborateur immédiat, était comme moi un très grand voyageur et un garçon particulièrement fin et gentil. Nous avions beaucoup de points communs. J'aurai passé mon temps à faire des voyages de presse, à consulter des cartes de tous les pays du monde, à monter de nouveaux voyages, à rédiger le catalogue, à draguer les jolies accompagnatrices.


J'oubliais bientôt cette histoire, mais je compris mon erreur vingt ans plus tard. C'était en avril 1998, j'étais dans la rue dans un état semi-hallucinatoire: j'entendais des voix, mais je pouvais vivre avec elles, elles ne me gênaient pas, je croyais (très sottement) que ça allait passer tout seul, que je n'avais pas besoin d'aller en clinique psychiatrique. Tout d'un coup, j'entendis la voix de ma femme me dire sur un ton désespéré: «Michel, je t'aime!». Je me dis en moi-même, «Pourquoi ma femme me dit-elle qu'elle m'aime sur ce ton? Je sais qu'elle m'aime». Puis j'entendis sa voix à nouveau dire, sur un ton très dur: «Tout ça ne serait pas arrivé si tu n'avais pas refusé ce très bon boulot qu'on te proposait chez Explorator!» C'était comme si on m'avait planté un poignard dans le dos. Mais, effectivement, cette voix, quelle qu'elle soit, avait raison. C'était incontestablement l'erreur de ma vie. Il n'y aurait pas eu de voyage en bateau, pas d'étincelle, pas de Dieu, pas de voix -une vie heureuse et agréable.


Je continuais à faire quelques accompagnements pour Explorator, mais sans grande conviction. Je réfléchissais tout le temps à ce voyage que j'avais monté dans le Pinde. Cette histoire de dogues me lancinait. Je ne voulais pas faire courir le moindre risque à un groupe, Malheureusement, le voyage était déjà sur catalogue. Il ne me restait plus qu'à écrire à Jean-Pierre Picon de Djibouti, en octobre 1979, pour lui dire que je démissionnais et que je ne pouvais pas accompagner ce voyage.


C'est aussi à cette époque que mon frère m'écrivit pour me dire que ma mère était en état de grave dépression nerveuse, qu'elle ne supportait plus de vivre seule dans le 16e arrondissement, parce qu'elle détestait ce quartier. Je répondis en disant qu'elle pouvait s'installer dans mon studio et que je me débrouillerai à mon retour pour trouver un autre logement.


Je n'avais plus de travail, plus de logement, mais j'avais un peu d'argent et j'étais libre comme l'air, sans la moindre responsabilité. C'est alors que Jean Charrin me proposa d'embarquer sur son voilier..

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