Résurrection

 

Mon frère avait travaillé quelques années auparavant comme secrétaire pour Roger Caratini. A l'époque, Pierre ne fichait rien avec lui, parce que Roger Caratini avait achevé son grand' œuvre, L'Encyclopédie-Bordas en 21 volumes, qu'il avait écrit entre 1967 et 1975, et pouvait très confortablement vivre de ses droits d'auteur (je crois qu'il touchait 1 million de francs par an). Je pensais que ce serait un petit boulot tranquille et que, comme Pierre, je n'aurai pratiquement rien à faire.

Mais Roger Caratini avait eu de graves problèmes avec son éditeur Bordas, parce que celui-ci avait substitué à son encyclopédie une nouvelle encyclopédie, qui n'était rien d'autre que la traduction d'une encyclopédie suédoise, et qu'ils avaient appelé Nouvelle Encyclopédie-Bordas, ce qui fait que l'encyclopédie de Caratini était dès lors périmée. Caratini avait été obligé de se lancer dans un procès-fleuve contre Bordas, il ne touchait plus aucun droit d'auteur depuis quelque temps déjà et devait se remettre au travail.


Il avait alors eu l'idée d'un autre projet, assez colossal lui aussi, intitulé L'Année de la science. Il s'agissait de rédiger un annuel, pour l'éditeur Robert Laffont, qui ferait le point sur les découvertes de l'année dans toutes les disciplines scientifiques : mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie, médecine. Inutile de dire que je compris, en le voyant, que j'avais affaire à un géant intellectuel.


D'ailleurs, Pierre m'avait prévenu. Il m'avait dit: «Tu crois que tu as une culture...»


Lorsque j'entrais dans le grand bureau de Caratini, à Boulogne, je vis un homme au physique de catcheur assis à son bureau, la soixantaine, une grosse tête, un sourire malicieux sur les lèvres. Je lui avais envoyé tout ce que j'avais écrit jusque-là (une demi-douzaine de textes) et je lui demandais ce qu'il en pensait. Il me répondit simplement: «Amusant». Puis il me dit, en rigolant: «Tout va bien. Je n'ai que deux millions de francs de découvert à la banque». J'étais soufflé qu'il prenne ça avec une telle désinvolture. Je me demandais en quoi il était fait. Je lui dis que ça m'intéressait de devenir son secrétaire et il me répondit qu'il n'y avait aucun problème, qu'il m'engageait.


En sortant, je me dis que, bien sûr, je souhaitais devenir journaliste, mais que j'apprendrai la science avec Caratini et que c'était un domaine important et sans doute utile pour la suite de ma carrière. J'ai passé en tout et pour tout deux ans avec Caratini. Je travaillais d'arrache-pied pour lui pendant ces deux ans. C'était Laffont qui me salariait mais Caratini m'avait dit: «Vous n'êtes pas le salarié de Laffont, vous êtes mon secrétaire», ce qui fait qu'en plus de L'Année de la science, j'aidais Caratini sur ses autres projets : L'encyclopédie mondiale des minorités, Le Dictionnaire des personnages de la Révolution française, le Tout en Un, etc. Caratini a toujours été absolument correct avec moi pendant ce temps-là. Je lui avais expliqué que je voulais avoir des horaires de travail réguliers : j'arrivais le matin à 9 heures et je partais le soir à 6 heures. Mais il arrivait assez souvent que nous ayons des charrettes et que je travaille jusqu'à 3-4 heures du matin ou même toute la nuit. Ces jours-là, Caratini m'invitait systématiquement dans de grands restaurants et je prenais ma journée libre le lendemain.


Caratini était un véritable lion. Non seulement, il écrivait quinze heures par jour, mais en plus il se battait contre la Terre entière : ses créanciers, ses éditeurs, ses avocats même. Pour se soulager, il piquait de terribles colères au téléphone avec sa femme. J'étais dans la pièce juste à côté et j'entendais tout. Sa femme avait l'habitude de ces crises et lui tenait parfaitement tête, mais les coups de téléphone pouvaient durer une demi-heure. Avec moi, il resta toujours d'un calme absolu, n'eut jamais de crise de nerfs.


Le travail sur L'Année de la Science, qui m'occupait les trois­ quart du temps, était extraordinairement intéressant. Caratini repérait les articles qui l'intéressaient dans les grandes revues scientifiques - Nature, Science, Scientific American, La Recherche- et j'étais chargé de préparer des fiches sur chaque article sur ordinateur -l'ordinateur que j'ai toujours et sur lequel j'ai écrit tous mes livres, dont celui-là- pour qu'il puisse ensuite se repérer dans la masse de documentation. Nous avions un bon millier de revues au bureau. Ce qui était intéressant, c'est que je préparai un résumé, en quatre ou cinq lignes, de chaque article, expliquant de quoi il parlait. C'est comme ça que j'appris la science.


Mais ce qui était agréable aussi, c'est que Caratini m'envoyait presque chaque jour faire des courses. Je prenais sa voiture de course ou sa grosse américaine et je parcourais Paris en tous sens, pour aller chez un éditeur, un loueur de films, un libraire. Caratini était corse, il avait des plaques corses.


Comme chacun sait, les Corses ne payent jamais de contraventions parce qu'apparemment il n'y a que des Corses à la Préfecture de police. Je pouvais me garer n'importe où, et, dès que j'avais une contravention, je la fichais en l'air. La seule fois où j'eus un petit accident de voiture -une femme était rentrée dans la Fiat Spider- je piquais une crise épouvantable, dis à Caratini que c'était fini, je ne conduirai plus pour lui. Il garda tout son calme et me dit simplement :

«Dites, la femme, elle était bien foutue au moins?». Ça l'intéressait, il voulait avoir son numéro de téléphone.


Caratini n'était pas beau, il était très gros, mais il dégageait une puissance et un charisme absolument extraordinaires. Il avait soixante ans passés (il en a 76 aujourd'hui), mais il avait plein de maîtresses, toutes plus belles les unes que les autres. Il lui arrivait de me dire:


«Vous savez, celle-là, c'est un coup». Je fumais énormément quand je rencontrai Caratini -lui n'a jamais fumé de sa vie-, mais, au bout de quelque temps, j'arrêtais complètement de fumer. Je ne me remis à fumer qu'en 1995, soit près de dix ans plus tard.


A cette époque, j'eus deux très agréables expériences. D'abord, j'allais voir John et Toni Guardalabene à San Francisco. John était devenu avocat et il vivait avec sa femme dans une grande et superbe maison à Albany, près de Berkeley. A cette époque, ils n'avaient pas d'enfants (ils en ont deux maintenant, Nico et Isa). Je restai cinq semaines là-bas, louais une voiture et découvrit l'extraordinaire cadre naturel dans lequel est niché San Francisco (qui est incontestablement la plus belle ville des Etats-Unis) : le parc de Yosemite, les forêts de sequoia, les grandes plages bordant l'Océan Pacifique.


L'autre belle expérience est que je rencontrai une jeune espagnole, Rosa Alapont. Rosa était une ravissante petite brune qui parlait couramment le français. Je l'avais rencontrée par l'intermédiaire d'une amie de ma mère et je lui avais dit que, si elle voulait venir à Paris, elle pouvait loger chez moi.


Rosa se séparait à l'époque de son petit ami, Pepe, avec qui elle avait vécu dix-sept ans. Elle habitait à Barcelone et il y avait des trains quotidiens pour Paris.


Rosa vint cinq ou six fois à Paris passer de très longs week­ ends (4 jours). Elle m'aimait et était tendre et gentille avec moi. J'adorais sa manière de parler, son accent espagnol, sa façon de répondre «Si» à chaque question, quand il fallait dire


«Oui». Ce fut la seule femme qui fut véritablement gentille avec moi au cours des presque vingt ans que je passai à Paris et j'ai toujours sa photo dans mon portefeuille.


Elle avait un sens extraordinaire de la fête. Quand elle venait à Paris, elle arrivait toujours les bras chargés de victuailles : du touron (pâte d'amandes), des saucissons, des fromages. Nous allions nous balader ensemble dans tout Paris, allions au cinéma, voir les grandes expositions, les concerts, les fêtes foraines. Je disais sans arrêt à Rosa: «Tu vois Rosa, j'aimerais habiter dans cet appartement-là» et Rosa le répétait à ma mère et lui disait: «Michel aimerait habiter dans tous les appartements de Paris». J'adorais son sens de l'humour et sa tendresse pour moi. Nous dinions dans de très bons restaurants, particulièrement La Closerie des Lilas, à cause de l'ambiance. C'était vraiment un moment heureux, mais malheureusement, une femme, une amie de Nicole Rulié, qui m'est toujours restée hostile parce que j'avais refusé de coucher avec elle à une époque, me dit: «Et son petit ami, elle couche encore avec lui?». J'étais interloqué, je n'avais pas du tout pensé à cela. Rosa était avec moi, un point c'est tout. J'étais son petit ami, je n'imaginai pas qu'elle puisse en avoir un autre. Mais je posai la question à Rosa et elle m'avoua que oui, elle couchait toujours avec Pepe. Malheureusement, j'avais alors des principes moraux très rigides et je rompis avec elle. Je le regrette aujourd'hui parce que c'était vraiment une femme adorable et nous nous entendions merveilleusement bien.


*


Nous fîmes en tout et pour tout trois éditions de L'Année de la science avec Caratini. Chaque volume faisait au bas mot 500-600 pages. Malheureusement, le marché était trop étroit, le livre ne se vendit qu'à 15.000 exemplaires environ et Laffont décida d'abandonner l'entreprise. Je fus licencié, au printemps 1988, sans indemnités, mais avec le chômage. A mon départ, Caratini m'offrit sa sacoche en cuir -un cadeau hautement symbolique.


Elle est un peu usagée, mais extraordinairement solide. On peut y mettre 10 kg de livres sans problème et je l'utilisai constamment pendant toutes les années qui suivirent (je m'en sers toujours).


C'est exactement à la même époque que les propriétaires de mon studio, rue des Cinq Diamants, m'annoncèrent qu'ils le mettaient en vente. Je ne pouvais pas l'acheter. Je demandai alors à Caratini qui louait un grand appartement appartenant aux AGF (la compagnie d'assurances) s'il ne pouvait pas demander aux AGF, qui possèdent des milliers d'appartement dans Paris, s'ils n'avaient pas un appartement pas cher pour moi.


Ils me trouvèrent l'appartement dans lequel j'habite actuellement, rue Petit, dans le 19e arrondissement, à deux pas de la Cité des Sciences de la Villette. Caratini se porta garant pour moi, ce que je trouvai très généreux de sa part.


Il me mit aussi le pied à l'étrier en me présentant à l'éditeur Tchou. A l'époque, j'avais retrouvé tout mon dynamisme et je débordai d'idées. Je voulais tout d'abord faire des livres avec mon père. Nous avions mis au point un projet pour Edition n° 1 que nous avions intitulé Le Grand Livre des Pionniers -le premier archéologue, le premier restaurateur, le premier inventeur de la machine à laver, etc. Malheureusement, ça ne marcha pas. Mon père avait écrit une dizaine de livres, surtout des livres de cuisine et des biographies d'hommes du XVIIIe siècle; son chef d'œuvre était sa grande biographie de Casanova qui est absolument remarquable.


Quoiqu'il en soit, Tchou préparait une encyclopédie de poche et cherchait des collaborateurs pour rédiger les articles. Je lui proposai alors de m'occuper de toute la partie sciences et techniques et c'est ainsi que je fis mon premier livre -qui ne fus jamais publié- ma Chronologie des sciences et des techniques. Je m'étais lancé dans cette entreprise car, un jour que je me baladais à la Cité des Sciences, juste à côté de chez moi, je découvris la Médiathèque d'Histoire des Sciences et des Techniques qui possède le fond le plus important de France - sinon d'Europe- dans ce domaine. Il doit y avoir 50.000 livres couvrant absolument toute l'histoire des sciences et des techniques de l'Antiquité à nos jours, la majorité en anglais il est vrai. Pour m'amuser, je rédigeai un article sur l'origine du gratte-ciel, mon tout premier article scientifique, et me rendit compte que je comprenais absolument tout, même les termes les plus techniques. Je m'étais manifestement très bien formé chez Caratini. C'est ce qui me donna confiance.


Pour je ne sais quelle raison, Tchou ne publia jamais son encyclopédie -sans doute les contributions étaient-elles trop inégales. Je fus payé selon les termes de mon contrat mais mon travail ne fut jamais publié. C'est dommage, car cette chronologie était vraiment très bien faite, et je l'utilise souvent encore aujourd'hui pour m'y repérer dans l'histoire des sciences. Elle fait 750.00 signes (500 feuillets) et elle explique en assez grand détail ce qu'a fait chaque grand savant depuis la plus haute Antiquité jusqu'à nos jours. J'ai employé de très nombreuses sources pour la faire.


Heureusement, à cette date, je n'étais pas à court d'idées. Je contactai l'un des collaborateurs de Tchou, Serge Cosseron, qui venait de monter sa propre société de packaging, à Paris (les packagers sont des gens qui remettent des livres clé en main aux éditeurs. Ils s'occupent de tout: le texte, les illustrations, la mise en page, l'impression. L'éditeur n'a plus qu'à apposer son cachet). Je lui dis que j'avais l'idée d'un livre qui s'appellerait Un siècle d'inventions et qui couvrirait les principales inventions du XXe siècle. Il me répondit qu'il allait en parler à Larousse, parce qu'il avait un contact là-bas. Larousse était intéressé mais voulait non pas cent inventions, mais cent cinquante, pour une nouvelle collection, Mémoire de l'humanité, qui présenterait les grands événements marquants dans tous les domaines (histoire, science, technique, art, etc.), sous forme d'articles illustrés en double page. Larousse voulait en plus que les inventions couvrent toute l'histoire de l'humanité, de la préhistoire à nos jours, et pas seulement le XXe siècle.


Je fis un plan des 150 principales inventions de l'histoire de l'humanité, en me servant de ma chronologie. J'avais étudié à fond l'histoire des techniques en la faisant et je savais parfaitement quelles étaient les inventions importantes. Je préparai en outre un texte très bien écrit sur la première pile atomique et j'envoyai le tout à Cosseron. Larousse approuva mon projet. Curieusement, quand j'étais chez Caratini, je m'étais dit que si j'écrivais des livres, je voudrais que Larousse soit mon premier éditeur.


Quoi qu'il en soit, je me mis au travail, vers le mois de mai 1990, et j'écrivis à peu près 30 inventions. Mais le contrat ne venait pas. Je ne cessai de le réclamer à Cosseron, mais il me dit qu'il y avait apparemment des problèmes, mais que je ne m'inquiète pas, j'aurai mon contrat. Je décidai d'arrêter de travailler jusqu'à ce que je l’aie. Il arriva enfin, vers le mois de novembre 1990, mais à cette date je n'avais plus que cinq mois pour écrire le reste du livre, parce que la date de parution avait été déjà fixée et qu'il fallait que je remette mon manuscrit au printemps 1991. Je travaillai d'arrache-pied, 15 heures par jour, et je réussis à remettre mon texte dans les délais.


Entre-temps, je m'occupai aussi des illustrations du livre. Il fallait trois illustrations minimum par texte, soit 450 en tout, et on me donna une iconographe pour faire ce travail.


C'était une excellente iconographe, je lui expliquai exactement quelles illustrations je cherchai et elle les trouva toutes. Lorsque le livre parut, en novembre 1991, sous le titre Les Grandes inventions, le résultat final était absolument parfait.


Les Grandes inventions fut un grand succès commercial. Il fut constamment réédité, il s'en vendit plus de 80.000 exemplaires en France, entre 1991 et 1999, et le livre fut traduit en espagnol et diffusé à travers toute l'Amérique Latine.


Quand j'ai donné à Frédéric de Rivoyre un exemplaire des Grandes Inventions, qui est un livre historique extraordinairement dense, technique et précis, il n'en revenait pas que je l'ai écrit en huit mois. Mais l'explication est assez simple. Chaque article exigeait environ quatre sources différentes que je pouvais trouver sans problème à La Villette. Je savais immédiatement où trouver l'information importante dans ces livres en consultant les index. Je connaissais parfaitement l'histoire des techniques à cause de mon travail sur ma chronologie. Et, en plus, je travaillai 15 heures par jour. Il n'y a pas de mystère particulier à ce que j'aie pu faire ce livre en huit mois.


*


A l'époque où je commençai à écrire Les Grandes inventions, je découvris un livre chez Gibert qui eut une influence déterminante sur la suite de mon existence. Il s'agit de The Making of the Atomic Bomb («La mise au point de la bombe atomique») de Richard Rhodes, paru en 1986 -j'en parle dans Les Grandes inventions à l'article sur la bombe atomique. C'est un livre énorme, de 788 pages, en petits caractères, et il explique de manière extrêmement détaillée comment les Américains s'y prirent pour construire les premières bombes atomiques et qui furent les principaux protagonistes du Projet Manhattan. Il donne en outre tous les détails scientifiques. Le livre est remarquablement bien écrit et il remporta les trois principaux prix littéraires américains, le Pulitzer Prize, le National Book Award et le National Book Critics Award. Je m'étais intéressé à ce livre parce que, naturellement, j'allais parler de la bombe atomique dans les Grandes inventions, mais aussi parce que je pensais que le problème du nucléaire militaire était une question grave et d'actualité, et j'estimais qu'il fallait l'étudier de près.


Richard Rhodes, je l'appris plus tard, avait été un enfant martyr. Il avait été maltraité psychologiquement et physiquement par sa belle-mère, entre l'âge de 11 et 13 ans. Il s'en était sorti grâce à l'intervention de son grand frère qui était allé dénoncer sa belle-mère à la police. Les deux enfants avaient été ensuite placés dans une excellente pension, le Drumm Institute, et Rhodes avait pu plus tard faire ses études supérieures à Yale. Malheureusement, il me l'explique dans sa dernière lettre (je suis en correspondance suivie avec lui depuis 1995), il eut pour première femme quelqu’un qui avait toutes les caractéristiques de sa belle-mère et qui le poussa pratiquement au suicide. Il s'en sortit cette fois en allant voir deux fois par semaine, pendant huit ans, un psychothérapeute expérimenté et compatissant.


Rhodes a écrit depuis lors une bonne quinzaine de livre, outre son chef d'œuvre The Making of the Atomic Bomb. Tous traitent de thèmes liés à la violence. Son dernier livre, qui vient juste de paraître aux Etats-Unis, est consacré aux tueurs en série. Il est aussi le meilleur historien de la bombe H. Je lui ai envoyé la traduction anglaise des Apprentis sorciers que j'ai réalisé moi-même avec l'aide de mon amie Rubye Monet, qui est traductrice professionnelle. Il considère que j'ai parfaitement décrit Teller, le père de la bombe H et le théoricien de la Guerre des étoiles, avec impartialité et habileté. Il a, heureusement, rencontré la femme de sa vie, Ginger, qui prépare un doctorat de psychologie et je crois qu'il est à présent très heureux.


Je ne pensais pas m'intéresser tout de suite à la bombe après Les Grandes inventions. J'avais un autre projet, intitulé, Science et Art de la guerre. Il consistait à étudier le lien étroit qui existe entre les sciences, les techniques et l'art militaire. J'avais écrit deux chapitres : le premier couvrait toute l'histoire du rapport entre la science et l'art de la guerre de la préhistoire aux guerres médiques (60 pages) et le second expliquait la révolution complète que provoqua l'apparition de la poudre en Occident au XIII siècle (50 pages). Mais je ne trouvai pas d'éditeur pour ce projet et je l'abandonnai quand je rencontrai un éditeur de Flammarion, Loïc Chotard, à qui je soumis un autre projet que j'avais en tête depuis quelques mois déjà : celle d'une grande biographie de Robert Oppenheimer, le physicien américain, directeur scientifique de Los Alamos où furent construites les premières bombes A.


Flammarion approuva rapidement le projet et me donna un contrat, en avril 1992. Oppenheimer sortirait en juin 1995 pour commémorer le cinquantenaire du bombardement d'Hiroshima et de Nagasaki. J'étais à présent très concerné par le problème de la bombe atomique et je m'étais rendu compte, en lisant la littérature, qu'il n'existait pas de biographie sérieuse d'Oppenheimer. Tout ce qu'on trouvait étaient des biographies de journalistes qui s'intéressaient exclusivement à son activité politique d'après-guerre et pas du tout à son activité scientifique. Or, il était clair à mes yeux que si Oppenheimer avait réussi à diriger Los Alamos et à mener à bien les travaux sur la bombe, c'est qu'il devait lui-même être un grand scientifique. Il devait y avoir des choses à trouver de ce côté-là. En plus, j'étais assez fasciné par la personnalité d'Oppenheimer qui était un homme d'une très haute culture.


Quand je commençai à écrire sur Oppenheimer, je compris tout de suite que quelque chose avait changé en moi. Je n'étais plus du tout le même homme. Je crois -j'en suis même à peu près sûr­ - que ce qui changea en moi fut mon rapport aux femmes et à la sexualité. Je ne voulais plus entendre parler de coucheries, cessais complètement de voir des films porno (il m'arrivait assez souvent d'en voir et je n'en ai pas vu un seul depuis 1992). J'étais totalement concentré sur mon sujet. Je voulais qu'Oppenheimer m'explique lui-même, avec ses propres mots, ce qu'il avait fait et pourquoi il l'avait fait -c'est pour ça que je le cite tant dans mon livre. Je passais dix-huit mois, travaillant quinze heures par jour -je me mettais au travail à 9 heures et terminais à minuit- pour comprendre qui était réellement Oppenheimer et ce qu'il avait fait exactement. J'avais besoin d'une énorme documentation en anglais mais, par miracle, je trouvais absolument tout ce que je cherchais; soit à La Villette, soit à la Bibliothèque américaine de Paris; soit en écrivant directement aux Etats-Unis aux instituts et aux universités. J'étais stupéfait de trouver tout si facilement. Je dis à ma mère : «Maman, il y a un Dieu pour les écrivains». Le livre fut achevé courant 1994.


*


En 1993, j'étais en plein travail sur Oppenheimer, quand il m'arriva une mésaventure avec Larousse. Serge Cosseron m'appela pour me dire qu'il préparait une nouvelle édition des Grandes inventions et qu'il avait besoin d'un texte pour le mettre à jour. Je demandai combien je serai payé. Il me répondit :«1.000 F». Je précise que lorsque j'avais fait la première édition, j'avais eu une rémunération forfaitaire de 160.000 F. Mais je sentis que, là, il y avait anguille sous roche. Les 160.000 F couvraient la vente des premiers 15.000 exemplaires. Si on préparait une nouvelle édition, cela voulait dire que le livre se vendait bien et je devais dès lors être intéressé aux bénéfices, c'est-à-dire avoir, cette fois, des droits d'auteur. Je vérifiai dans le Code de la propriété intellectuelle et, effectivement, je ne m'étais pas trompé. Si l'on est payé au forfait sur la première édition et qu'il y a ensuite une seconde édition, l'éditeur doit payer des droits d'auteur à l'auteur et lui faire un contrat en bonne et due forme. J'allais à la librairie de La Villette et je vis que, non seulement ils avaient sorti une nouvelle édition sans me prévenir, mais qu'en plus il y avait à présent un co-auteur de mon livre, parce qu'il avait écrit le texte manquant. J'étais scandalisé. J'étais le seul auteur de ce livre. On était en train de me le voler. Je n'avais pas le choix, j'allais voir une bonne amie avocat, Maryse Nowak-Spector, lui expliquait la situation et nous fîmes tout de suite une assignation.


Quelques jours plus tard, je reçus un coup de téléphone de Bernard Brossolet, le directeur de Larousse de l'époque, qui m'invitait à déjeuner. Il me dit qu'il cherchait un règlement à l'amiable, qu'il était d'accord avec moi sur le plan juridique, que c'était un sous-directeur qui avait fait cette entourloupe, qu'il avait fait la même chose à un autre auteur, et qu'il avait été viré pour cela. Bernard Brossolet était un homme dur en affaires mais correct. Nous nous entendîmes. J'eux des droits d'auteur et des dommages et intérêts et, depuis, Larousse m'a toujours régulièrement versé mes droits d'auteur. Brossolet a même fait un geste pour moi. Il a mis mon livre en club, chez France-Loisirs, et il s'en est vendu 24.000 exemplaires d'un seul coup. J'ai eu un chèque de 150.000 F. en 1997.


Le plus curieux dans toute l'affaire, c'est que quand j'étais avec Caratini et qu'il avait son procès avec Bordas, je lui disais que je trouvai incroyable qu'on fasse un coup comme ça à un auteur comme lui, et il me répondit: «Vous verrez. vous aussi vous serez obligé de prendre un avocat»...


C'est aussi à cette époque que je revis Tara. Je n'avais pas perdu Tara complètement de vue, je savais ce qu'elle était devenue. Elle avait rencontré à Katmandou un Français assez sympathique, que je connaissais moi-même, Jean-François Véziès. Il s'occupait alors de monter des voyages Culturels au Népal pour Delta Voyages (une agence de voyage qui n'existe plus). Il s'était épris de Tara et l'avait emmené en France. Tara était venue me voir une fois dans mon studio de la rue des Patriarches, lorsque je travaillais pour Explorator, mais elle était déjà avec un autre homme. Un jour, à l'époque où je travaillais pour Caratini, elle m'appela pour m'inviter à un récital de danses népalaises. Son mari travaillait alors pour l'agence de voyages d'expédition Terres d'Aventure. Il avait un très bon poste. Quand je vis Tara et son mari à l'Unesco, je m'aperçus qu'elle était très heureuse avec lui et, au fond de moi-même, j'étais rassuré. Notre rupture ne l'avait pas trop affecté.


Mais, en 1993, elle m'appela pour me dire qu'elle avait de gros problèmes avec son mari. Je lui dis que, si je pouvais faire quelque chose pour elle, elle n'avait qu'à me le demander. Au moment des fêtes, je reçus un coup de fil d'elle me souhaitant une heureuse année. Là, j'étais inquiet. Ce coup de fil signifiait que quelque chose allait mal, car elle ne m'avait jamais appelé pour me souhaiter la bonne année au cours des quinze années précédentes. J'accourus tout de suite à son bureau de la Royal Nepal Airlines Corporation, la compagnie aérienne népalaise où elle travaillait, et nous allâmes prendre un café ensemble. Là, comme dit Ezra Pound dans l'un de ses Cantos: «There was a beautiful moment of peace», il y eut un extraordinaire moment de paix. Je me dis, en me retrouvant seul avec Tara, que c'était une femme qui ne me ferait jamais de mal. Elle m'expliqua que son mari la trompait avec une autre femme, qu'il avait eu un enfant illégitime d'elle et qu'elle ne savait pas quoi faire. Je lui dis de prendre un avocat et de divorcer. J'ajoutai que j'avais moi-même un excellent avocat, Maryse Nowak-Spector, qui était de surcroît une femme, et une femme très énergique, et qu'elle pourrait l'aider.


Elle vint ensuite me voir dans mon appartement de la rue Petit. Ma mère était présente et elle l'embrassa comme si c'était sa propre mère. Elle me raconta à nouveau ses problèmes, j'insistai une fois de plus pour qu'elle divorce (ce qu'elle finit par faire plus tard), je lui parlai un peu de ma maladie et là elle me jeta un véritable regard d'amour compatissant.


J'étais sidéré. Elle m'aimait encore, après ce qui s'était passé! Malheureusement, Tara me fit plus tard un mal atroce. Je croyais que nous allions pouvoir reprendre la vie ensemble ou, à tout le moins, rester bons amis. Mais quand ma mère eut une très grave opération du cerveau en 1997 et que j'appelai Tara pour lui demander si elle ne voulait pas lui rendre une petite visite pour lui remonter le moral, elle me raccrocha pratiquement le téléphone au nez. J'étais terriblement affecté par cet événement, je ne croyais pas Tara capable de ça. Mais Tara n'avait probablement pas besoin d'un autre «sale mec» dans sa vie.


J'avais encore quelques problèmes hallucinatoires à l'époque. Lorsque j'écrivais mes livres, j'étais constamment seul, je ne voyais personne. Je ne voyais même pas très souvent ma mère.


Les seules personnes que je rencontrais, parce que j'y allais tous les jours, étaient les bibliothécaires de la Médiathèque d'Histoire des Sciences et des Techniques. J'avais besoin d'une femme et, évidemment, il m'était impossible d'en trouver une.


Alors, je me baladais dans les rues et je me demandais en moi­ même : «Comment est-elle?» (la femme de ma vie). Et, à chaque fois que je me posais cette question, quasiment à haute voix, j'entendais des voix très douces me dire : «Super», «super» (votre femme est super). Ça me soulageait d'entendre ces voix, parce que j'étais vraiment seul et j'avais besoin de compagnie. Mais, au bout d'un moment, je me dis que c'était peut-être dangereux de se remettre à entendre des voix. J'en parlai au docteur Jeanneau qui me donna un puissant anti-hallucinogène, le Dogmatil. Tout rentra dans l'ordre après cela.


Oppenheimer ne devait sortir qu'en 1995 et j'avais remis mon manuscrit début 1994. Il me restait une bonne année à attendre la parution du livre. J'en profitai pour chercher à placer un autre projet que j'avais en tête, Les Grandes expériences scientifiques. Il consistait à raconter de manière détaillée, équations à l'appui si nécessaire (mais il y en a très peu dans le livre), les quarante plus grandes expériences de l'histoire de la science. Ça m'intéressait beaucoup d'écrire sur l'histoire des sciences mais, comme je n'étais pas mathématicien, je ne pouvais pas réellement aborder la science théorique. Restait la science expérimentale sur laquelle il n'y avait rien (il n'y a qu'un seul livre sur la science expérimentale, celui d'un auteur anglais, Rom Harré, mais il traite d'expériences mineures).


Je soumis ce projet par courrier à plusieurs éditeurs et j'eus un coup de téléphone de Jean-Marc Lévy-Leblond au Seuil, qui demandait à me rencontrer. Je connaissais Jean-Marc Lévy­ Leblond parce qu'il était un physicien, un éditeur et un auteur scientifique renommé. J'allais le voir au Seuil. Il s'intéressait surtout à mon livre sur Oppenheimer, parce que lui-même était très intrigué par le personnage. Les Grandes expériences scientifiques ne l'intéressaient manifestement pas tellement. Il me demanda si j'avais d'autres projets. J'avais effectivement le projet des Apprentis sorciers, mais ne voulait pas le proposer encore parce qu'il me manquait une source fondamentale : la biographie, épuisée, d'un des personnages du livre, Fritz Haber (que Rubye Monet photocopia pour moi, sur mes instructions, quand elle alla à la Bibliothèque du Congrès, à Washington, cette année-là).


Je n'avais pas encore ce document mais, tant pis, je me lançai. Je lui soumis le livre. Il me dit que ça l'intéressait énormément. Il me demanda de rédiger un projet, ce que je fis, et il le présenta aux responsables du Seuil. Ils l'approuvèrent immédiatement et j'eus un contrat. Deux semaines plus tard, Jean-Marc Lévy-Leblond m'appela pour me dire que, finalement, Le Seuil prenait aussi Les Grandes expériences scientifiques parce que les responsables avaient trouvé l'idée excellente.


Je me remis donc tout de suite au travail. J'expédiai Fritz Haber et Wernher von Braun en quatre mois. J'avais terminé d'écrire leur histoire lorsqu'un jour, en revenant de La Villette, je me dis en moi-même : «Et maintenant, Teller!». Dès que j'eus cette pensée, le ciel -littéralement- me tomba sur la tête. Je n'exagère pas : le ciel me tomba sur la tête. Je compris que c'était la colère de Dieu. Mais cette colère n'était pas dirigée contre moi, elle était dirigée contre Teller. C'était la première fois que Dieu intervenait directement dans ma vie après l'épisode de l'étincelle sur le bateau et je ne pus m'empêcher de m'écrier mentalement: «Pourquoi ne m'avez-vous pas laissé mourir sur ce bateau!?».


Mais je compris que c'était sérieux, qu'il y avait quelque chose à trouver sur Teller. Je travaillai cinq mois sur mon texte (c'est le texte le plus abouti que j'aie fait) et effectivement je trouvai. Non seulement Teller avait inventé la bombe H qui est une abomination, totalement inutile de surcroît (on aurait pu trouver à l'époque un accord de contrôle des armements avec les Soviétiques et ne pas faire cette arme); mais en plus il s'était opposé de toutes ses forces à l'interdiction des essais nucléaires souterrains, lors de la signature du Traité de Moscou, en 1963, poussant ainsi le monde vers la course aux armements; il s'était fait l'avocat de la guerre nucléaire limitée qui, comme je l'ai dit plus haut, est une position aberrante car une guerre nucléaire limitée entraînerait inévitablement l'escalade et une guerre nucléaire totale (cela, tous les stratèges le savent); et enfin, il avait été le principal responsable du projet de Guerre des Etoiles qui est extrêmement dangereux d'un point de vue stratégique et politique (j'explique en détail pourquoi dans mon livre).


C'est à peu près à cette époque que Roger Caratini reprit contact avec moi. Il préparait un dictionnaire, qui devait concurrencer le Petit Larousse et le Robert, pour Maxi-Livres. Il cherchait quelqu'un pour s'occuper de la partie historique. J'acceptai parce que j'avais besoin d'argent et le travail payait très bien (14.000 F. par mois). C'était un contrat à durée limitée (6 mois). Dans ses nouveaux bureaux du 16e arrondissement, je rencontrai toute l'équipe, en particulier une très jolie algérienne de 25 ans qui était la secrétaire de Caratini, Sabiha Benattouche.


Sabiha me plut immédiatement. C'était une fille d'une gentillesse, d'un dévouement et d'une générosité incroyables. Je n'avais jamais vu quelqu'un comme elle. Mais, pour je ne sais quelle raison, Caratini la traitait comme la dernière des dernières. Là, je devins complètement hostile à Caratini et je lui montrai ouvertement ma désapprobation. J'avais l'impression de me retrouver, toutes proportions gardées, à l'époque du Herald Tribune. Je devais faire un travail considérable: Caratini m'avait demandé de faire 100 fiches biographiques par jour, pour que nous puissions tenir les délais, et je les faisais. En tout je dus rédiger pas loin de 6.000 fiches et c'était du très bon travail. Sabiha rencontra, à cette époque, un jeune Libanais de son âge avec qui elle se maria plus tard et eut un enfant. Je suis en contact épisodique avec elle. Nous sommes restés très bons amis. Lorsque je lui posai la question, elle me disait qu'elle se fichait pas mal de la manière dont Caratini la traitait parce qu'elle avait d'autres offres d'emploi. J'étais un peu soulagé. Effectivement, elle retrouva bientôt un emploi dans une autre société. Elle travaille à mi-temps pour pouvoir s'occuper de son enfant.


Mais Caratini, à cette date, commençait à devenir odieux avec moi aussi, alors que j'abattais un travail colossal. Un jour, début 1995, il piqua une colère épouvantable parce que j'étais parti à 5 h 1/2 au lieu de 6 h. Je l'appris le lendemain.


J'allais immédiatement dans son bureau, restai très courtois avec lui et lui dis que je devais me remettre au travail sur Les Grandes expériences scientifiques. Il me dit: «Bon. Vous voulez partir plus tôt?». Je lui dis que oui, je souhaitai partir immédiatement. J'étais resté quatre mois et demi seulement dans ses bureaux. Je n'avais pas droit au chômage mais, par je ne sais quel miracle, Sabiha réussit à me l'obtenir. Pour la remercier, je l'invitai dans un grand restaurant. Elle me dit que j'en faisais trop pour elle et je lui dis qu'au contraire, c'était normal, après ce qu'elle avait fait pour moi.


Je me remis au travail sur Les Grandes expériences scientifiques. Lorsque je terminai le dernier article, en août 1995, (je crois que c'est l'article sur la synthèse de la vie), j'éteignis mon ordinateur et je dis : «Bon. C'est fini. Je n'écrirai plus un seul article scientifique.»

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